Non, le « sphinx de Delft » n’était pas un génie isolé dans son siècle. L’exposition Vermeer et les maîtres de la peinture de genre qui s’ouvre au Louvre sort Johannes Vermeer de ce mythe romantique du xixe siècle et réinsère le peintre dans le réseau artistique du Siècle d’Or hollandais où circulaient toiles, thèmes et tons.
À la découverte des maîtres oubliés
Même si l’on prend un grand plaisir à voir enfin les toiles de Vermeer, dont la fameuse Laitière, qui sort si peu du Rijksmuseum d’Amsterdam, l’exposition offre surtout une excellente occasion de découvrir une palette de peintres divers qui ont tous œuvré à la mise en place des scènes de genre dans la tradition picturale des Provinces-Unies.
Organisé de manière thématique, le parcours de visite s’attache ainsi à restituer la justesse d’observation et le souci de documenter une nouvelle réalité socio-économique qui motivent tous ces peintres : recontextualisés, on comprend mieux alors l’intérêt de ces artistes pour les lettres, à une époque où l’alphabétisation progresse au sein de la société néerlandaise, les perroquets, signes d’ouverture sur le monde, les femmes du peuple, les médecins… Sorti du carnaval grotesque qui prédominait chez Bosch ou Brueghel l’Ancien, le peuple apparaît dans toute sa diversité, embelli par un soin partagé de faire glisser la lumière sur des visages du quotidien.
Mais le classement thématique ne cherche pas à dessiner grossièrement une industrie picturale uniforme. Au contraire, la vertu de la présente exposition est d’affiner, de différencier les manières de peindre propres à chaque peintre. À chaque section, on repère la puissance chromatique de Frans van Mieries, le mysticisme en clair-obscur de Gerard Dou, proche des toiles contemporaines de Georges de La Tour, et la sobriété de Gerard ter Borch. Ces derniers, accompagnés d’une ribambelle de continuateurs, sont de ceux qui ont établi les canons et les thèmes de la peinture réaliste hollandaise.
En bout de chaîne : Vermeer
Qu’en est-il alors du « sphinx de Delft » ? Plus tardif, Vermeer se situe en bout de chaîne. Connaisseur attentif de ses prédécesseurs, il reprend à son compte certaines de leurs particularités et en écarte d’autres. La singularité du peintre ne tient donc pas tant dans un quelconque génie détaché de toute influence, mais bien dans sa capacité à réinterpréter et dépasser les traditions des scènes de genre.
« Fin et flou », pour reprendre les termes de l’historien de l’art Daniel Arasse, le style de Vermeer rompt avec les flamboiements presque baroques des toiles de van Mieries et les pénombres éclairées à la bougie des tableaux intimistes de Dou. L’accrochage côte-à-côte du Géographe et de L’Astronomede Vermeer et d’un tableau similaire de Gerard Dou est symptomatique de ce nouveau traitement de la lumière : identifiée à la raison scientifique chez Vermeer, elle prend encore chez Dou la forme d’une mince lueur de bougie, signe d’une foi qui doute d’elle-même.
À l’inverse, la mise en perspective de Vermeer avec celui qui apparaît comme l’un des grands fondateurs de la scène de genre hollandaise, Gerard ter Borch, souligne tout ce que Vermeer lui a emprunté. Des recherches de ter Borch, Vermeer a principalement retenu les couleurs pâles, la dissolution des formes sous l’action de la lumière, et la retenue dans la composition, loin de la théâtralité virtuose d’un Frans van Mieries. Mais en accentuant le caractère flou des lignes, Vermeer se distingue de ter Borch, et pénètre véritablement dans la modernité d’une réflexion sur le sujet pictural, dans son rapport à un espace serein et dissous, et à un temps suspendu.
Vermeer et les maîtres de la peinture de genre, au musée du Louvre jusqu’au 22 mai 2017
Maxime