La première fois où j’ai eu un E dans un travail universitaire, j’ai fixé ma copie un temps trop longtemps. E pour échec. J’avais l’impression que la lettre me collait, qu’à elle seule, elle m’avalait. Comme si on avait brodé la lettre E à mon chest, parce que j’avais fait quelque chose de mal. L’échec, c’était moi.
À six ans, mes notes étaient déjà pour moi le reflet de ma valeur, un gage de réussite et d’émancipation pour la petite fille d’un camionneur et d’une coiffeuse de la South Shore que j’étais.
J’ai couru à la première librairie (indépendante) que j’ai trouvée pour acheter tous les livres dont j’avais besoin pour mon travail final. Je ne voulais pas avoir d’autres E pour échec.
La veille, j’avais été diagnostiquée avec une dépression saisonnière. Google me traduisait que j’étais SAD. Je n’étais pas triste en caps lock : j’avais un seasonal affective disorder. Chaque fois qu’il neige, le blanc dehors reflète le noir en-dedans et je vois la vie en gris.
J’ai mis un certain temps à comprendre que c’était ça. Ça, it, la chose qu’on ne veut pas nommer, la dépression. J’avais déjà fait une dépression à l’âge de seize ans et je ne voulais pas voir que c’était ça, it, la chose, encore, qu’elle m’avait rattrapée, la chienne, après toutes ces années à m’enfuir d’elle. Entre chien et loup, je n’arrivais pas à la reconnaître.
Je ne voulais pas la voir, surtout, parce que je l’avais vu prendre le dessus sur mon père tellement de fois, et qu’elle m’avait pris ma tante. Je me rappelle de leurs corps, de leurs cadavres, couchés en tête à tête, chacun sur un divan du salon.
Je n’ai jamais aimé l’hiver, mais je ne l’ai pas détesté non plus.
L’hiver était synonyme de froid, de joues rosies et d’attente. Attendre que l’autobus passe chaque matin. Attendre que quelqu’un, n’importe qui, se glisse sous mes draps, pour se rougir les joues ensemble. Un synonyme de froid et de solitude.
J’attendais surtout que les premiers rayons du printemps happe mon corps dans le plus bel accident de la route. L’absence de soleil me mine chaque fois. Comme si la lumière était éteinte. J’ai envie de dormir tout le temps. J’ai envie de ne rien faire. J’ai envie de rien.
Chaque matin, j’avale mes vitamines d’un coup. Le mouvement redondant des pilules dans ma main, que je mène à ma bouche, qui descendent dans ma gorge avec une grande gorgée d’eau. On aimerait avoir aussi soif qu’il y a d’eau dans le fleuve. Mais on boit un verre d’eau et on n’a plus soif. On ne peut pas boire mille verres d’eau et avoir encore soif. On ne peut pas boire mille verres d’eau sans avoir envie de pisser.
Faque je me prends un jus d’oranges, des fois, pour changer le mal de place. La fin de semaine, je presse mes oranges moi-même. J’aime vraiment l’odeur qui reste sur mes doigts. Mes doigts qui sentent la pelure d’oranges jusqu’à ce que je les lave, jusqu’à ce que je me lave. Après la douche, je me couvre d’huile de coco. La coconut aussi est une odeur qui me berce.
Entre les vitamines B, C, D, mon E et le SAD que j’apprivoise lentement, j’en perds mon alphabet.
Il faut arrêter de l’euphémiser, la prendre au sérieux, lui donner un nom, pour lui donner un visage. Par personnification, elle devient tangible, palpable et concrète. Une chose, pour ainsi dire, que je peux prendre, sur laquelle je peux reprendre le contrôle.
S’il te plait, rallume la lumière.