Lutter contre les inégalités est le leitmotiv de bien des mobilisations. Mais la finitude de notre planète oblige à renouveler la réflexion. Une tâche à laquelle s’est attelé, avec la Revue Projet, un groupe d’associations, syndicats et chercheurs de sensibilités variées. D’où un texte fort, qui refuse d’opposer enjeux sociaux et environnementaux et qui inspire le colloque « Réduire les inégalités, une exigence écologique et sociale » (16 au 18 fév. 2017).
Notre monde doit faire face simultanément à des défis écologiques sans précédent et à la forte hausse des inégalités. Faut-il choisir son combat ? Une vision à court-terme nous laisse envisager cette situation sous la forme d’un dilemme insurmontable. Or l’urgence sociale et l’urgence écologique sont, en bonne partie, les deux faces d’une même pièce. Surtout, la seconde oblige à repenser la manière de traiter des inégalités[1].
Insoutenabilité sociale
Mesurées financièrement, les inégalités se sont plutôt réduites entre pays au cours des dernières décennies (les pays d’Afrique subsaharienne faisant largement exception) mais elles se sont vivement accrues au sein de chaque pays. Si les inégalités de revenus ont globalement augmenté – avec des écarts de rémunération de 1 à 1000 dans certaines multinationales –, les inégalités de patrimoines ont, pour leur part, véritablement explosé au niveau international et sur une longue période[1]. Quelques individus concentrent désormais près de la moitié de la richesse mondiale[2].
L’approche monétaire n’offre certes qu’une vision parcellaire des inégalités, qui sont vécues d’abord en termes d’accès à certains services et activités (santé, éducation, emploi, énergie, logement, transport…), en termes d’exposition à certains dommages ou nuisances (bruit, pollution, vulnérabilité à des événements extrêmes…), de discriminations (raciale, de genre, religieuse…), ou encore en termes de qualité des liens sociaux (familiaux, amicaux, de travail, de citoyenneté)[3]. Elle traduit cependant, dans un monde fortement monétarisé (où l’accès aux biens et services dépend grandement du revenu), une grave réalité.
Les inégalités, une violence sociale
De larges franges de la population, exclues des systèmes de soin, de l’emploi, d’un accès à l’école ou à la formation, ne peuvent satisfaire leurs besoins essentiels, encore moins goûter à la liberté de choisir les produits qu’elles consomment.
Ces inégalités recouvrent, en bas de l’échelle sociale, un déni des droits les plus élémentaires. L’accès à l’alimentation, à l’eau potable, aux soins essentiels, reste un enjeu massif à l’échelle du monde. En Europe et aux États-Unis même, des fractions grandissantes de la population sont condamnées à des stratégies de survie. Dans ces pays prospères, les inégalités peuvent être vécues par les plus pauvres comme une blessure supplémentaire. Les personnes durablement exclues du marché du travail, en particulier, expriment souvent un sentiment insupportable, celui de leur inutilité pour la société. La violence des inégalités monétaires est d’autant plus forte que leur ampleur s’accroît et que la reconnaissance sociale en dépend[4].
Plus une société occidentale est inégale, plus forts y sont les taux de criminalité, d’emprisonnement, de suicide.
Les inégalités socioéconomiques distendent ou détricotent aussi le tissu social. Des travaux en épidémiologie portant sur les pays de l’OCDE[5] montrent une forte corrélation entre l’ampleur des inégalités et la mauvaise santé d’une société : plus une société occidentale est inégale, plus forts y sont les taux de criminalité, d’emprisonnement, de suicide, de consommation de drogue, de grossesses adolescentes, et plus l’espérance de vie en bonne santé y est faible. La mobilité sociale est bien plus forte dans une société relativement égalitaire comme le Danemark, qu’aux États-Unis, contrairement à certaines idées reçues sur l’American Dream[6].
La démocratie fragilisée
Les inégalités fragilisent également les démocraties. Quand le financement des campagnes électorales dépend des plus puissants ; quand les élus au Congrès américain détiennent eux-mêmes en moyenne un patrimoine de 5 millions de dollars ; quand une mesure soutenue par le monde des affaires a de grandes chances d’être adoptée[7] ; quand, dans les faits, 93 % des fruits de la croissance bénéficient à 1 % de la population tandis qu’une large frange s’appauvrit, les États-Unis donnent de plus en plus l’image d’une « ploutocratie[8] » (même s’il ne faut pas y désespérer de la vitalité démocratique !). L’Union européenne n’est évidemment pas en reste : Bruxelles compte 20 000 lobbyistes, et les secteurs qui ont le plus investi en ce domaine, à l’instar de la banque et l’industrie pharmaceutique, sont aussi ceux où les fortunes ont le plus vite explosé[9]. La situation sociale en France n’est guère comparable à celle des États-Unis, mais pour les 40 % les plus pauvres des Français, dont le niveau de vie s’est érodé au cours des dernières décennies, le sentiment croît d’une impuissance du système politique à répondre à leurs attentes – voire, d’un mépris à leur égard. Le discrédit des élites, la recherche de boucs émissaires, le refuge dans l’abstention ou les votes extrêmes y puisent leurs sources. Dans bien des pays du Sud de la planète, enfin, captation des ressources et captation du pouvoir procèdent du même mouvement. Les inégalités y sont alors un obstacle central à toute alternance[10].
Ces inégalités sont d’autant moins supportables qu’elles interviennent dans des sociétés largement converties à l’idéologie méritocratique. L’on y tend à attribuer la réussite sociale de l’un, comme l’échec social de l’autre, à son mérite propre. Le riche pourra se féliciter des efforts accomplis et du talent déployé pour parvenir à sa place, le pauvre se mortifier de ses échecs. Les faits sont pourtant là : le revenu de chacun dépend avant tout de sa naissance. Sur le plan mondial, il dépend pour 60 % du pays où l’on naît, pour 20 % de la famille où l’on naît, le mérite n’expliquant qu’une partie des 20 % restants[11]. En France aussi, la reproduction sociale, favorisée par le système scolaire, est extrêmement forte[12].
Un nombre croissant d’économistes s’inquiète désormais de l’impact des inégalités sur la croissance du Pib, une inquiétude partagée au sein du FMI ou de l’OCDE[13]. Mais l’impératif de réduction des inégalités ne saurait dépendre d’une appréciation quant à leur efficacité économique – le Pib constituant par ailleurs une mesure très problématique de la richesse.