Il dira, pour résumer sa démarche, « Voir autrement, c’est voir autre chose ».
Ce billet est une forme d’invitation à plus d’aventures du regard dans les organisations car ce fameux « voir autre chose » devient aujourd’hui vital : la reconfiguration permanente des marchés fait qu’on n’y voit (souvent) rien justement (voir explication plus bas) !
Vous vous dites certainement que c’est bien loin de vos préoccupations actuelles de transformation digitales et agiles, et pourtant…c’est bien le coeur du sujet !
Pour souligner l’intérêt de réintroduire de l’intelligence sensible dans les entreprises, je partage un extrait de ma conférence « Le futur appartient aux curieux » ;-). Je partagerai ensuite 3 questions.
Dans un contexte de « reconfiguration permanente », nous sommes dans le noir car tout est non seulement incertain et complexe :
– les marchés sont influencés, non pas par ce que fait le voisin, mais par des acteurs invisibles à l’autre bout du monde,
– les décisions sont de plus en plus difficiles à prendre parce que le nombre de facteurs impliqués est également de plus en plus grand,
– Avec des risques qui deviennent de plus en plus difficiles à percevoir et à définir,
– L’avenir reste opaque malgré les innombrables données que nous avons à notre disposition pour essayer de l’envisager.
Mais à cela s’ajoute ce que le sociologue et philosophe allemand Hartmunt Rosa appelle « la compression » du temps : un présent qui s’accélère et devient instable. Cette accélération se traduit concrètement par une usure et une obsolescence rapide des métiers, des technologies, des connaissances, des objets courants, des personnes, de l’expérience, des savoir-faire, de la consommation, des solutions proposées.
Quelques chiffres pour « faire parler » cette obsolescence programmée (voir sources en fin de billet) :
– Le montant total d’informations dans le monde double à peu près tous les six mois.
– Les informations en biologie double à peu près tous les neuf mois.
– Dans le domaine de la médecine, le savoir double tous les deux à trois ans.
– En 1970, l’obsolescence des connaissances était estimée à 10% pour toutes les industries. En 2005, le taux passe à 15%. La dernière étude en 2010 l’a évalué à 30%.
– Dans 10 ans, plus de 40% des emplois en France seront remplacés par des robots mais mais aussi que 60% des métiers n’existent pas encore à l’heure actuelle.
Or que demande-t-on de faire dans les organisations ? On va demander de faire « deux fois plus »… dans ce monde imprévisible où l’inconnu et l’obsolescence sont les seules certitudes :
- de maîtriser, de prévoir, d’anticiper, presque de prédire
- d’être capable de poser des objectifs à court, moyen et long terme
- d’agir toujours plus dans l’urgence pour gagner des victoires rapide
- de traiter toujours plus d’informations
- d’être toujours plus agiles et adaptables
Cela pose deux problèmes : le premier comme le dit Paul Watlawick, de l’école de Palo Alto, dans son livre comment réussir à échouer «Deux fois plus n’est pas nécessairement deux fois mieux » : par exemple doubler la dose de médicaments ne fait pas guérir plus vite ou deux fois mieux.
L’approche « deux fois plus » ne fait qu’annuler temporairement le problème mais ne le résout pas.
Le deuxième problème posé par cette injonction : si « faire deux fois plus de » peut créer une dynamique à court-terme, elle peut elle aussi VITE NOUS USER et engendrer un sentiment de peur car personne n’a été formé à naviguer et être performant dans le noir.
Voici le principe résumé en images (dessins de Xavier Gorce) :
La curiosité c’est la qualité première à laquelle il nous faut tous revenir quelle que soit notre fonction pour nous sentir à l’aise et réussir dans un monde incertain, accéléré et complexe car tout commence ou peut (re)commencer avec la curiosité.
Bien sûr notre histoire collective comporte beaucoup d’histoires de commencement terribles avec la curiosité :
– le désir de goûter, Adam et Eve et la pomme de la connaissance qui nous expulse du jardin d’Eden,
– la curiosité de Pandore, responsable de tous les maux sur la Terre,
– c’est aussi Icare, trop curieux de découvrir la vraie nature du Soleil qui se tue.
Longtemps, la curiosité a été considérée comme la déviance impie et une distraction nocive qui nous reste encore aujourd’hui sous forme d’axiome implacable « la curiosité est un vilain défaut ».
Revenons au latin, au sens premier positif, étymologiquement, le curieux est celui, ou celle, qui prend soin, qui porte attention aux autres et au monde et donc doté d’une intention positive et contributive quand il part à sa découverte, le questionne, le transforme ou quand il part vers la compréhension de l’autre.
Quel est le premier instrument de la curiosité ? Les questions !
Comme le sait tout questionneur, les affirmations ont tendance à isoler ; les questions, à relier.
Alors voici 3 questions pour s’étonner, voir autrement…et vous laisser imaginer le « faire autrement » (quelques pistes sont néanmoins suggérées) :
« Nous nous autorisons à être inspirés dans un musée parce que c’est ce que l’endroit est censé nous apporter. Nous payons pour cela et pour que quelqu’un nous donne quelques explications rapides sur ce qui s’offre à notre regard sur les murs. Puis nous sortons du musée et nous remettons nos oeillères. » Look at more – 2011 – Andy Stefanovich
PS : vous pouvez remplacer “musée” par “la nature” et adapter la suite du texte car regarder la nature c’est généralement gratuit.
Que nous dit simplement Stefanovich ? Nous laissons derrière nous la curiosité, l’étonnement, l’intelligence sensible et le discernement…ce dont nous avons pourtant le plus besoin dans un monde ambigu, complexe, accéléré.
Pourtant de nombreuses entreprises ont mis en place des « centres d’innovation »* qui recouvrent certes des réalités bien différentes (faire, accélérer, connecter…) mais ont tous pour postulat d’accélérer les idées pour « défier la gravité ambiante » : pesanteur des décisions, pesanteur du passé (échecs ou succès), pesanteur des process…
Il manque souvent le « pendant » de l’accélérateur, de ce centre ou lab, un « décélérateur » : une sorte de « cabinet de curiosités » (complètement différent d’une veille) et qui donne à provoquer le regard, à susciter l’étonnement, à « perdre un peu de temps » pour alimenter l’imagination, le penser différemment avant même de faire différemment.
Toute lenteur n’est pas forcément pesanteur….
* Selon l’étude internationale de Cap Gemini en 2015 sur les « centres d’innovation » au sein des entreprises (que je vous recommande vivement), environ 40% des grandes entreprises disposent d’un centre d’innovation.
En 1975, Théodore Levitt, dans son opus « Marketing Myopa » invitait les entreprises à se requestionner sur leurs fondamentaux pour éviter (déjà) l’obsolescence…programmée. Selon Levitt, ce ne sont pas les marchés qui sont saturés ou arrivent à maturité mais c’est la vision trop étroite qu’en ont les acteurs en présence sur un marché.
Comme exemple, il cite les compagnies ferroviaires qui, à l’époque, ont laissé partir leurs clients parce qu’elles ont supposé que leur activité était strictement liée au chemin de fer et ne l’ont pas élargie à l’univers du transport et des moyens de déplacement.
Pourquoi cette myopie ? Parce que les entreprises raisonnent par rapport à leurs produits ou services et non par rapport aux attentes des clients. Elles doivent se reposer en permanence deux questions : « quel est mon marché ? » et à « quel vrai objectif client répond mon offre ? »
Dans les deux cas, le « voir autrement » et « écouter vraiment » restent hautement d’actualité.
On pourrait même aller plus loin aujourd’hui pour répondre à « quel est ton domaine d’activité ? » : l’adaptation et la transformation !
Une transformation ça commence toujours avec une vision ambitieuse et des axes stratégiques-clés, puis un ou plusieurs premier pas.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce ne sont pas les premiers pas qui sont les plus difficiles mais ce qu’il va se passer ou non au milieu du gué : que fera-t-on de différent pour atteindre les objectifs ?
Dans plusieurs cas d’accompagnement (dans des entreprises en cours de transformation), les managers supports de la transformation étaient perdus…par manque de communication sur l’avancement du projet.
En réalité, cela n’est pas la vraie raison. La vraie raison c’est que les étapes concrètes d’avancement n’ont été ni visualisées, ni formalisées. Dans chacune des entreprises, les objectifs fixés étaient trop généraux et/ou ils n’avaient pas été retraduits aux autres niveaux.
Il existe plusieurs approches pour permettre à une équipe de s’approprier une transformation (« speed boat » pour les méthodes agiles ou « futur antérieur », méthode KJ…que je combine personnellement (ma déviance à hybrider les méthodes !) avec l’approche de Daniel Meyer SolutionSurf (le coaching bref orienté solutions). L’approche très rapide de Daniel Meyer a largement démontré son efficacité dans les organisations pour aborder des sujets complexes et le besoin de transformation. De plus, elle permet aussi de développer la responsabilité de chacun (plutôt que de rejeter la faute sur les autres, quel est mon/notre espace d’autonomie pour agir et contribuer de façon créative et constructive).
Je cite un exemple possible de questionnement (très résumé) :
Etape 1 : Développer une vision concrète du futur pour se l’approprier
« Nous sommes en 2022, nous nous sommes l’acteur XXX (= votre vision). C’est un vrai succès et notre entreprise est citée en référence…Que voyons-nous concrètement (tout est dans ce mot presque) ? Que faisons-nous ? Que disons-nous ? Que se passe-t-il de différent sous nos yeux ?… »
Puis, si possible, prioriser les actions qui sont les plus importantes pour l’équipe dans cette vision concrète.
Etape 2 : Evaluer la position actuelle
« Imaginons que cette vision corresponde à 10 sur une échelle de 1 à 10″, « où en sommes-nous aujourd’hui ?
Selon l’avancement, l’équipe, le contexte la réponse peut varier entre 2 et 5 (ne pas faire de moyenne).
Vous faites émerger ce qui est déjà en place ou fonctionne déjà (même si c’est faible, ce qui est essentiel dans cette étape c’est la prise de conscience qu’il existe dejà des bases). Vous orientez la conversation vers les solutions existantes plutôt que les problèmes. Plus l’équipe parle de ce qui fonctionne déjà bien et comment elle le fait, plus il sera facile de conserver ou même d’améliorer ces choses.
Etape 3 : Se fixer un pas en avant
Pour cette étape, il existe plus de variantes possibles selon le contexte : à
– à 3/6 mois si vous voulez impulser une dynamique
– ou laisser l’équipe définir quel incrément lui semble atteignable, par exemple 3 si elle a mis 2 et elle conclut par le temps estimé pour atteindre 3.
» Imaginons juste pour un instant que nous sommes arrivés à 3 (si 2 était la référence). Que ferions-nous précisément de différent, comparé à aujourd’hui? » » Comment nous, les autres équipes, le PDG vont s’apercevoir de ces différences ? » « A quoi concrètement verrons-nous que nous sommes à 3 et non à 2 ? »
L’équipe définit les actions concrètes pour ce premier pas (qu’avons-nous besoin d’utiliser, de faire différemment et d’arrêter de faire) et les 2 indicateurs-clés de la réussite.
Etape 4 : Se fixer deux/trois autres pas (pour se donner une perspective) en suivant le même principe.
Il est essentiel de « verrouiller » la confiance à réussir à chaque étape, cela permet de lever les freins éventuels, de remettre le groupe en mode solutions.
Le résultat (très simple) à la fin de lactivité correspond à une sorte de « points d’avancement et de contrôle » clairs pour tous. L’équipe peut faire évoluer cette « feuille de route » ; elle sert de repère.
Exemple avec un sujet qui, sur le papier, ne ressemble pas à un enjeu de transformation et qui, pourtant, l’est : « Nous avons besoin de changer nos réunions ».
Etape 1 : « A quoi ressemblerait la vision d’une réunion efficace, productive et où on prend du plaisir ? » (échelle 9 ou 10)
Etape 2 : « Par où on peut commencer dès demain ? (= premier pas le plus simple et qui peut créer une vraie différence ?) « Que se passe-t-il de différent ? » « A quoi saura-t-on qu’on a réussi ? »
Etape 3 : « quelle est l’étape d’après si on a réussi ? » ou quel est le plan B si cela ne marche pas ? « Qu’est-ce qu’on aura appris et comment on applique différemment ? »
Sans le savoir, l’équipe est déjà en mode agile ! Elle est passée du monde de la « solution parfaite » au « mouvement qui permet d’essayer, d’apprendre et de donner envie. »
N’est-ce pas étonnant ?
* Sources obsolescence :
David R. Schilling « Knowledge doubling every 12 months, soon to be every 12 hours » – Industry Tap, avril 2013
« Quick facts and figures about biological data » – ELIXIR 2011
« Too much content : a world of exponential information growth » – Huffigton Post 2011
« Knowledge and productivity in the world’s largest manufacturing corporations » – Journal of Economic Behavior & Organization 2011 »
« Obsolescence des compétences, formation continue et chômage : quelles relations pour quelles politiques ? » Arnaud Chéron – Directeur recherche Edhec Business School