(anthologie permanente) Valère Novarina, "La langue est notre autre chair vraie"

Par Florence Trocmé

Valère Novarina publie Voie négative aux éditions P.O.L.
  La plus profonde des substances, la plus miroitante, la plus précieuse des étoffes, la très-vivante matière dont nous sommes tissés, ce n’est ni la lymphe, ni les nerfs de nos muscles, ni le plasma de nos cellules, ni les fibres, ni l’eau ou le sang de nos organes, mais le langage.
   La langue est notre autre chair vraie. Nous sommes tressés par son architecture invisible, mus par le croisement et le combat des mots ; nous sommes nourris de leurs intrigues, de leurs jeux, de leurs dérives, pris dans leurs drames. Nous, les Terriens – nous les "Adam", les bonshommes de terre –, nous sommes formés de langage tout autant que de tendons, de muscles et d’os. Nous sommes étayés, pétris, bâtis de langues, structurés par elles – quotidiennement modelés par la très vive philologie – chaque jour creusés par la combinatoire imprévue, l’histoire mouvante, la disparition et l’apparition des mots.
   Enfants de la raisonance, du résonnement, des amours, de la lutte des mots.
   Vivent en secret et se cachent en nous bien des sources. Nous tenons à l’ombre, dans nos replis cervicaux, bien d’autres langages que la langue maternelle – certes, c’est elle la donatrice, notre premier lait. C’est avec elle que se joue, que se jouera tout au long de notre vie, un drame tumultueux d’oublis, d’attirances, de reflux, de révoltes, de pertes et de remémorations.
   Survivent, opèrent en notre corps, œuvrent très au fond de notre souffle (c'est-à-dire de notre esprit) des scènes, des dialogues, des langages inconnus, que nous avons imaginés, ou entendus à la dérobée juste une fois. Ces langues lointaines, recouvertes, ce sont les argots, les langues muettes ou géométriques du rêve, les parlers enfantins, l’alphabet chiffré des animaux. J’entends encore les intonations singulières de mon grand-père : elles étaient un peu comme la signature de sa pensée, son rythme fondamental, sa musique d’avant les mots, le pas de sa voix. Je me souviens des chansons en dialecte valdôtains chantonnées par tante Pauline et les jargons bizarres entendus tout enfant traverser soudain la conversation des adultes comme des blocs obscurs… tout un profond tissu verbal nous nourrissait : jusqu’aux langues idiotes, jusqu’au geste vocal singulier de chacun, la pensée d’une seule voix, sa chair à elle. Il y a une langue très profonde que chaque un retrouve lorsqu’il remonte jusque dans l’île isolée de sa très singulière respirations. Grand mystère du nouement et dénouage de la chair par le langage : mystère (chose tue) du dénouement du corps et de toute la matière – par la parole. Je me souviens de la langue codée que Michaud et Laubry avaient inventée en onzième pour résister à Mme Pinochet.
Valère Novarina, La Voie négative, P.O.L., 2017, 287 p., 13€
« C’est un texte qui parle de la présence mystérieuse en nous de toutes les langues, la langue maternelle bien sûr, mais aussi d’autres langues, insolites, secrètes, apparemment mortes, vivant toujours au fond de nous... Valère Novarina tourne ici autour de l’idée que le langage est un fluide, une onde, une ondulation, un geste dans l’air, une eau...Chaque « parlant » porte en lui un peu de la mémoire de toutes les langues. » (sur le site de P.O.L., où on peut aussi feuilleter les premières pages du livre et écouter une vidéolecture par Valère Novarina.
« J’ai toujours pratiqué la littérature non comme un exercice intelligent mais comme une cure d’idiotie. Je m’y livre laborieusement, méthodiquement, quotidiennement, comme à une science d’ignorance : descendre, faire le vide, chercher à en savoir tous les jours un peu moins que les machines. Dessiner par accès, chanter par poussée, écrire dans le temps, pratiquer le dessin comme une écriture publique, peindre sans fin, chanter des hiéroglyphes, des figures humaines réduites à quelques syllabes et traits, dresser la liste de tous les noms, parler latin, appeler 2587 personnages parlants, traverser toutes les formes. (…) Je quitte ma langue, je passe aux actes, je chante tout, j’émets sans cesse des figures humaines, je dessine le temps, je chante en silence, je danse sans bouger, je ne sais pas où je vais, mais j’y vais très méthodiquement, très calmement : pas du tout en théoricien éclairé mais en écrivain pratiquant (…) » (sur le site de l’auteur)
Actualités de Valère Novarina :
Du 5 février au 28 mai 2017
Exposition de Valère Novarina au Musée de l’Abbaye de Sainte-Croix (Les Sables d’Olonne), Musée de l'abbaye Sainte-Croix, Rue de Verdun, 85100 Les Sables-d'Olonne
Le mardi 21 février 2017
Grand entretien avec Valère Novarina au Centre national du livre
Centre national du livre, Hôtel d’Avejan, 53 rue de Verneuil, Paris 7e