(Note de lecture) Mary-Laure Zoss, "Ceux-là qu'on maudit", par Antoine Bertot

Par Florence Trocmé

Le titre, Ceux-là qu'on maudit, interroge : qui sont " ceux-là " et qui inclure ou exclure de ce " on " ? Le recueil participe-t-il, par ses mots, de cette malédiction ou, au contraire, tente-t-il de la conjurer ?
Si l'on doit faire le portrait de ceux-là, disons que la première section (" ceux-là qu'on maudit ") décrit une étrange fratrie d'êtres abîmés, " l'oeil cousu à gros points " (p.17) ou ayant reçu une " beigne au crâne " (p.12) ; des êtres gueulant, " l'un piqué de hargne " (p.22), l'autre frappant fort pour se venger (" œil pour œil, dix fois plus fort s'il le faut ", p.23), tous écorchant la langue, l'articulant comme ils peuvent (" le moindre verbe saisi à la griffe, acculé avant terme à ses consonnes ", p.24). De quoi effrayer. Et pourtant, une attention singulière leur est portée. Par eux, une énergie puissante et, certes, ravageuse se manifeste. Ils refusent les " disettes " (p.17) et s'accaparent ce qu'ils trouvent : des " copeaux frais ou retailles de lumière ", " l'herbe maigre ", un " ciel d'automne ", un " champ d'orties " (p.20). Ils récupèrent ainsi ce qui reste de saisissant, de lumineux, de vivace. Ils persistent dans leur mouvement " extravaguant " (p.19), participent à la ruine, mais poursuivent la vie à l'extérieur et en eux-mêmes, quitte à la risquer : " si ça se trouve, c'est la sienne d'âme en premier lieu qu'il finit, à en fouailler tant d'autres comme un sourd, par tailler en pièces " (p.23).
On retrouve dans la deuxième section (" et du temps jusqu'aux épaules ") des corps meurtris, cette fois, par le temps qui les submerge. Ces " vieux enfants " (p.31) ont le visage en " papier mâché " (p.43) et le corps désarticulé (" sur l'épaule gauche le corps à remettre, puis la droite ", p.33). Leur langue est à leur image, proche de disparaître, trouée, hésitante : " une langue devenue grêle à force " (p.34). Mais ainsi, ils incarnent notre propre présence au " désastre " (p.37) : " nous voici nous consumant à ourdir notre ruine, à l'évidence si près de suivre leurs brisées " (p.46). Il faut donc en prendre la " juste mesure " (p.47) et interroger notre manière de les mettre à distance : " une façon de garde-fou la troisième personne qui les verrouille en champ clos, du mauvais côté tenus en respect, dans ce leurre qu'étrangers ils nous restent " (p.44). L'emploi du pronom ils est une affaire de regard. Il vaut sans doute mieux s'approcher pour mieux voir " ce qui envers et contre tout s'obstine " (p.40).
La troisième section (" de droite et de gauche bégayant ") approfondit ces enjeux. Mêmes corps en ruine (" peu de salive, et plus guère de sang dans les doigts ", p.58), même langue approximative (" les lettres, tu les arranges pas comme il faut ", p.56), et même exclusion (" pas des leurs [...], on t'entend pas ", p. 52). Mais domine le pronom tu. Il permet à la fois une adresse directe à l'un de ceux-là et à soi-même. Il exprime la reconnaissance d'un monde commun où une exigence est formulée : essayer encore de nommer, d'entendre, de se " cramponner " (p.59) et ainsi perpétuer, au cœur de la " mise à sac " (p.61), " le désir d'un lieu à toute épreuve " (p.60).
En somme, il faut reconnaître le " désastre " comme nôtre, s'obstiner à regarder, en ceux-là, notre égarement pour y vivre, y parler, et, à défaut d'en sortir, en perpétuer autant que possible le " murmure " (pp. 52 et 65), en retrouver les traces anciennes et faire place ainsi, dans toute sa force, à " l'inattendu " (p.65).
Antoine Bertot
Mary-Laure Zoss, Ceux-là qu'on maudit, encres de Jean-Gilles Badaire, Fario, 2016, 64p., 15 €.