Ali Zamir : Anguille sous roche

Il y a anguille sous roche. Autrement dit, on évolue dans un contexte qui n’est pas clair, en pleine intrigue. Mieux en fourberie. A la base, une anguille est un poisson filiforme qui semble insaisissable. C’est dans cet esprit qu’un homme, Connaît-tout, a nommé une de ses jumelles. Anguille. Envisageant le meilleur pour sa fille, il la voulait incontrôlable et d’une certaine manière libre. Crotale, sa deuxième jumelle, devait éloigner les prédateurs à l’image du reptile… Voilà mais, que se passe-t-il quand la créature échappe au destin qui lui était assigné?
Une jeune femme se noie. Elle est au large de Mayotte. Son kwassa-kwassa a chaviré. Elle va couler. Mais elle tient à nous raconter son histoire. D’une traite. Elle veut nous conter ses faits. Elle a à peine 19 ans. Pourquoi, coule-t-elle? Le temps est trop court. Dans sa narration, il n’y aura pas de rupture. Pas de point. D’une traite, elle nous parle, l’arrêt, le point est ici mortel, un luxe non envisageable. On s’embarque donc dans cette lecture en mode apnée. J’ai trouvé mon souffle progressivement. Anguille est une jeune femme vertueuse. La fille sage de son papa, Connaît-tout, un pêcheur comorien qui a posé un cadre pour ses filles et ne conçoit leur réussite sociale que par le savoir de l’école. Lui n’a pas eu droit à cette opportunité. C’est un autodidacte qui en dehors de son activité de pêcheur glane le savoir et la culture par tous les moyens. C’est dans cette approche qu’il donne à ses filles des noms surréalistes mais faisant bien sens pour lui. Il ne veut pas qu’elles soient détournées du chemin qu’il a tracé pour elles. Mais…
Mais ne comptez pas sur moi pour vous raconter la suite.Dans le fond, l’histoire de ce roman est assez banal. Une situation connue, reconnue. Celle de la désillusion amoureuse et  de ses conséquences désastreuses que souvent les femmes subissent dans leur chair. Comment Ali Zamir réussit à en faire un texte doublement primé depuis la rentrée littéraire? Tout d’abord en retournant tous les repères initiaux en soulevant la roche qui dissimule l’anguille. La noyade offre cette possibilité d’avoir accès à l’intériorité de cette jeune femme. Elle se révèle beaucoup plus complexe, moins prévisible que sa soeur jumelle. Au fur et à mesure l’héroïne se mue en une figure plus dense, plus insaisissable, moins malléable qu’elle n’y paraissait à l'entame de la narration, prête à détruire avec une facilité déconcertante une vie qui semblait orientée vers la réussite. Cette désillusion est attendue. L’interlocuteur s’appelle Vorace. Le lecteur est donc dans une attente de l'heure de la dégustation.
Même là, Anguille ne cesse de surprendre par une maturité et dans le fond une profonde liberté. Peut-être est-ce là que le roman cesse d’être banal quand on sait le contexte de cette société musulmane soufie, conservatrice sur certaines valeurs essentielles. On pourrait penser le roman féministe sous certains angles. Les choix d’Anguille le laissent entendre et l’expression du rejet des contraintes patriarcales est une vraie affirmation de la volonté de cette jeune femme. Mais sous un autre angle, Ali Amir décrit des portraits de femmes troubles, indignes de confiance.  Il y a anguille sous roche. L’écrivain comorien joue donc sur cette ambivalence, permettant à certains de ses personnages de se défaire du poids d’un nom trop lourd ou encore de s’enfermer un couloir balisé. Prédétermination et fatalité ou libération et liberté? Difficile à dire. Et c’est là toute la force du texte, là où il nous questionne le plus de mon point de vue. Au de-là de la phrase continue, la forme du roman de Zamir ne cesse de questionner le lecteur. C’est sa principale réussite. 

...Il ne faut pas chercher trop loin le sens de mes mots, je suis un chauffeur de mots, ils m'emmènent partout dans ma tête, n'importe où que je veux aller, avec ou sans carburant, et là je roule comme ça me chante... Ali Zamir, Anguille sous roche, P.183

Anguille sous roche, Ali ZamirEditions Tripode, Première parution en 2016Prix Senghor du premier roman francophone et francophile 2016Mention spéciale du prix Wepler 2016