En cette période préélectorale, il est de bon ton de désigner l'Allemagne comme le modèle économique à suivre quitte à en faire un idéal-type architectural si ce n'est caricatural. J'ai souvent expliqué ces dernières années pourquoi malgré toutes les qualités que l'on peut trouver à l'Allemagne (même culinaires !), le fonctionnement de son économie n'a pas vocation à être imité sous peine d'aggraver encore un peu plus la crise de la zone euro.
C'est pourquoi aujourd'hui, après une série d'analyses sur la situation économique en France (l'utilité des dépenses publiques, l'équilibre du budget de la Sécurité sociale, le chômage des plus de 50 ans et le revenu universel), je consacrerai ce billet à une sorte de bilan économique des conditions de l'offre en Allemagne, assez bien accepté dans l'ensemble, afin de remettre les idées en place...
Le consensus des investisseurs
L'évolution des taux souverains allemands donne un indice sur la perception de l'économie nationale par les investisseurs :
[ Source : Natixis ]
Si l'on y ajoute, comme on peut le voir sur les deux graphiques ci-dessous, un taux de chômage très bas et un solde public à l'équilibre, on comprend pourquoi les investisseurs et les médias en général considèrent l'économie allemande comme très solide.
[ Source : Capital.fr ]
[ Source : L'Opinion ]
Et si tout cela cachait les problèmes structurels graves de l'économie allemande ?
Les problèmes structurels de l'économie allemande
Faisons un rapide tour d'horizon de ces problèmes structurels :
* stagnation de la productivité du travail, même dans l'industrie pourtant réputée haut de gamme et très performante ;
[ Source : OCDE ]
* croissance forte des salaires réels, au moment où les gains de productivité deviennent plus faibles, qui s'explique principalement par un effet de rattrapage puisque le partage des revenus s'était effectué au détriment des salaires entre 2002 et 2009 (lois Schröder) ;
* manque d'investissement dans les infrastructures, en particulier terrestre (Allemagne en rouge sur le graphique ci-dessous, France en bleu) ;
[ Source : OCDE ]
* dégradation de la compétitivité-coût depuis 2008, résultant de la stagnation de la productivité du travail et des hausses de salaires, que l'on peut approcher par l'évolution du coût unitaire de la main-d'oeuvre ;
[ Source : OCDE ]
* dégradation de la profitabilité depuis 2008 ;
[ Source : Natixis ]
* stagnation des capacités de production dans l'industrie et de l'investissement des entreprises ;
* niveau très élevé de l'épargne des ménages (Allemagne en rouge, France en bleu) ;
[ Source : OCDE ]
* excès d'épargne de la nation, qui se voit à l'énorme excédent de la balance courante et dont certains n'ont toujours pas compris qu'elle est délétère pour la zone euro ; j'en avais parlé dans mon livre Mieux comprendre l'économie : 50 idées reçues déchiffrées dans lequel je rappelais (idée reçue n°40) qu'il ne faut pas espérer voir l'Allemagne passer à une politique budgétaire expansionniste pour résorber son excès d'épargne ;
[ Source : Natixis ]
* vieillissement de la population, qui pèsera à terme sur la croissance potentielle du pays.
[ Source : OCDE ]
Quant au système bancaire allemand, outre le cas emblématique de Deutsche Bank, il est globalement fragile ne serait-ce qu'en raison d'une profitabilité et d'un rendement du capital des banques en berne comme partout en Europe ! Et je ne parle même pas des banques régionales (les Landesbanken) dont les bilans sont parfois plombés, comme dans le Nord du pays où la crise du transport maritime fait des dégâts par ricochets. Une consolidation du secteur est inévitable à mon sens...
Enfin, signalons aux thuriféraires de la flexibilité du travail, que malgré les modifications du système d'indemnisation du chômage, la protection de l'emploi (surtout dans l'industrie) reste très forte en Allemagne. Au reste, si l'emploi total continue à progresser en Allemagne ce n'est plus depuis longtemps grâce à l'industrie mais à la faveur du développement des services aux entreprises et financiers. Or, les gains de productivité dans les services sont rarement à la hauteur de ceux qui prévalent dans l'industrie, d'où des inquiétudes quant à la croissance potentielle en Allemagne dont la chancelière a rendu compte par cette phrase : "ce qui me préoccupe énormément est de savoir si nous produirons encore dans dix ans 20 % de notre valeur ajoutée grâce à l’industrie".
En définitive, le choc d'offre créé par les réformes Schröder et Hartz au début des années 2000 et tant vanté à l'international malgré ses effets pervers sur la pauvreté notamment, est en passe d'être ravalé au rang de souvenir de l'histoire économique puisque les conditions de l'offre en Allemagne se sont dégradées depuis 2009/2010. Le géant a donc des pieds d'argile, mais les commentateurs préfèrent se rassurer en ne regardant qu'en contre-plongée !