Nicolaï Gedda dans le Faust de Jorge Lavelli
Il y a quelques mois on avait annoncé la mort de Nicolaï Gedda et c’était une fausse nouvelle. C’est hélas aujourd’hui une nouvelle confirmée, annoncée un mois après qu’elle fut survenue, tant Gedda voulait partir dans la discrétion.
Nicolaï Gedda est mort à 91 ans…C’est pour moi une disparition qui touche celui qui fut l’un de mes grands professeurs d’opéra à mes débuts échevelés de fan mélomaniaque, car il m’a fait comprendre ce qu’était le style.
Tous ceux de ma génération qui ont vécu la période Liebermann, renaissance de l’Opéra de Paris entre 1973et 1980 à la gloire internationale et à des distributions inconcevables jusqu’alors (les inévitables grincheux lui ont bien reproché de recruter à prix d’or disait-on des stars…). Que les jeunes générations de fans d’opéra soient bien conscients que l’Opéra de Paris des Lefort, des Martinoty et des Bogianckino, des Gall, des Mortier, des Joel et aujourd’hui de Stéphane Lissner procède des principes assis dans ces sept ans magiques au cours desquels ceux qui sont tombés alors dans la marmite lyrique se sont roulés dans des soirées inoubliables et ont été atteints pour la vie.
Nicolaï Gedda a chanté à Paris dans la deuxième partie de sa carrière, lorsqu’il était déjà une grande star : voilà un chanteur qui a été associé au disques à toutes les grandes distributions de EMI, voilà un ténor (suédois), polyglotte à un point inouï (pas un ténor y compris français d’alors n’avait en français cette vérité là, cette diction là, ce style là). On l’a vu à Paris dans l’Orphée et Eurydice de Gluck, où il avait les aigus et l’aisance d’un Juan-Diego Florez aujourd’hui quelquefois à la limite du contre ténor, dans le Faust de Gounod dans la mise en scène de Lavelli, dans l’Hoffmann inoubliable de Chéreau où il reste encore dans ma tête la référence.
Quand je pense que les imbéciles de service lui reprochaient de faire quelquefois des mouvements disgracieux pour aller chercher ses aigus (notamment dans Salut demeure chaste et pure) alors que je ne l’ai jamais entendu rater un aigu, alors qu’en matière de style, il était la perfection, alors que sa technique était incroyable : il avait aigus et suraigus bien sûr, mais aussi les notes filées, les amorties, les mezze voci. Bref il avait du style, et un style inimitable, unique, d’une élégance, d’une sûreté inouïes.
Il avait aussi modestie et humour : lors des premières du Faust de Lavelli, hué par le public du Palais Garnier en furie (nihil novi sub sole) devant un Faust sans plume au chapeau et sans épée au côté, ni escarcelle pleine, il y eut une grève et Liebermann décida que l’on jouerait sans décor, sur le plateau nu où était accroché un calicot syndical.
Lors de la seconde de cette nouvelle production dont seule la première avait eu lieu normalement le rideau se leva sur ce plateau nu, et Gedda assis sur une chaise solitaire, devait prononcer sa première parole « Rien », il ne put achever sans rire et provoquer l’hilarité du public.
Il fut un Faust époustouflant aux côtés de Freni, de Roger Soyer ou Ghiaurov, de Jocelyne Taillon, de Renée Auphan. Le Faust pour l’éternité pour moi qui ai peu raté de représentations, pour lui et pour la Mirella, prodigieuse d’émotion. Il est de bon ton de mépriser Gounod chez certains mélomanes condescendants, j’avoue avec émotion que ces artistes, et avec Michel Plasson inoubliable aussi, et quelquefois d’autres (Charles Mackerras) m’ont appris à l’aimer, dans cette vision de Lavelli qu’on a pu voir à Bastille jusqu’en 2003 et qui avait peu perdu de sa fascination, 28 ans après la première en 1975.
Par chance, ceux qui veulent apprendre ce que chanter veut dire, ont encore son Faust enregistré aux côtés de Victoria de Los Angeles, et pas mal d’autres enregistrements, notamment mozartiens. Il fut l’un des ténors de sa génération les plus enregistrés.
Je garde pour la fin l’un de mes découvertes récentes : il fut avec Levine au MET, Arrigo de Vespri Siciliani de Verdi aux côtés de Montserrat Caballé, il y a un pirate, au son difficile, mais précipitez vous pour entendre comment sonne son Arrigo : comment ne pas regretter qu’il ne l’ait pas chanté en français, car c’était la voix exacte du rôle, comme ce fut un Raoul des Huguenots. C’était un ténor pour le Grand Opéra français, d’une justesse mémorable.
Modestie, discrétion, professionnalisme, génie, car il avait du génie, Adieu Gedda, encore un pan vivant de mon parcours qui s’en va, mais pas de ma mémoire.
Nicolaï Gedda