Petina Gappah : Le livre de Memory

Par Gangoueus @lareus

crédit photo Patrick Bertschmann

La mémoire. Le livre des mémoires.

C’est une faute importante de ma part. Après avoir lu Le soleil noir de Dambudzo Marechera, suite aux recommandations de l’éditeur sud africain James Currey, j’aurais dû me plonger un peu plus dans cette littérature zimbabwéenne si riche, si détonnante. Chenjiraï Hove, Tsitsi Dangarembga, Noviolet Bulawayo, etc. Petina Gappah s’inscrit dans la lignée de ces plumes de l’ex-Rhodésie. Et je dois dire que ce livre de mémoires est remarquable, touchant, poignant, surprenant.
Un des problèmes que je vais avoir pour analyser ce roman réside dans le fait que je ne sais pas par quel bout le prendre. Les personnages? Les genres littéraires ?  L’écriture ? Ou le thème ? Le dilemme supplémentaire repose sur le fait que je dois vous en parler tout en vous laissant les mêmes surprises auxquelles j'ai eu droit, rebondissements que la jeune femme condamnée à mort dans la prison de Chikurubi nous confient dans son cahier…

Présentation de Memory

Memory est zimbabwéenne. Elle est albinos. Elle a été condamnée à mort pour le meurtre de Lloyd, un universitaire appartenant à la minorité blanche du pays. Memory entreprend la narration de son histoire quand commence le roman. Du fond de sa cellule, elle pose des mots, décrit les interrogatoires avec la police. Pour expliquer le lien l’unissant à Lloyd, elle revient sur les circonstances, sur une transaction entre ce dernier et ses parents. Elle aurait été vendue à ce dernier. La construction est parcellaire. Les inspecteurs qui travaillent sur l’enquête se montrent d’ailleurs peu crédules. Dans ces premières notes de Memory, l’attention qu’elle porte sur certains détails quand elle raconte l’interrogatoire révèle plus que le contenu de celui, toute l’intériorité du personnage. Celui d’une jeune femme albinos et qui s’est construite dans une forme de rejet et d’incompréhension.

Du township aux beaux quartiers d’Harare

Memory ne nous décrit pas tout l’interrogatoire. Du moins dans cette première partie du texte. Elle procède par des associations d’idées qui vont rendre le texte complètement fou et difficile à suivre. Nous sommes donc confrontés à plusieurs narrations : le quotidien de la prison de femmes et la présence des interlocuteurs extérieurs qui lui rendent visite comme son avocate ou une militante américaine des droits de l’homme, le passé et l’enfance dans le township de Mokofosa, l’adolescence et le développement chez Lloyd, l’enquête et ses recours. La première phase nous plonge dans la condition de l’albinisme. Avec cette écriture chirurgicale, Petina Gappah nous fait vivre l’intériorité de ce vécu, mais aussi son ancrage au sein d’une famille, d’un quartier, de l’enfance, de croyances magico-religieuses. Memory nous parle des contraintes de ce que je n’aurais pas appelé naturellement maladie génétique. La singularité dans ce contexte bantou. Les albinos dans certaines régions d’Afrique subsaharienne font l’objet d’une véritable ostrascisation quand cela ne va pas jusqu’à des meurtres rituels.  Dans ce roman, Memory est perçue par sa mère comme une malédiction. La figure du père va donc est très importante dans la construction de la jeune fille jusqu’à une transaction incompréhensible pour la petite fille qu’elle est aussi, mais également pour le lecteur. 

La posture marginale de Memory lui permet aussi de regarder la société blanche « rescapée ». Entre les fermiers, l’universitaire Lloyd, l’histoire de ces zimbabwéens de souche britannique, c’est aussi une introduction dans les épisodes douloureux du pays. On ressent la peur avec les assassinats, le rétrécissement de cette communauté, sa toute-puissance aussi comme l’illustre la condamnation de Memory. D’une certaine manière, elle nous montre une réconciliation qui semble impossible. Je dis bien qu’elle semble tant les incompréhensions sont grandes, les murailles entre les communautés imperméables…

Chikurubi, univers carcéral

Je suis sur une série de textes plongeant le lecteur dans les prisons africaines : Demain, si dieu le veut (Khadi Hane), Errance (Ibrahima Hane), avec Petina Gappah, le séjour est plus long pour le lecteur. On est en l’occurence dans la prison des femmes de Chikurubi. Là encore, l’oeil acéré de Memory, sa position singulière à cause de son albinisme dont elle joue aussi, lui permettent de nous décrire ces portraits de femmes sortant souvent des townships, prisonnières et gardiennes. Memory est tendre et détachée. Au fil des pages, la question qui s’impose au lecteur est « Comment s’est elle retrouvée dans le couloir de la mort? » .

Rebondissements


J’ai rarement été désarçonné par tant de rebondissement dans un roman. Le point culminant arrivant à la fin du roman, de manière inattendue. Je ne vous en dirai pas plus. Ah si ! ce livre est un vrai polar. Mais vous ne le découvrez qu’à la fin de la lecture et cela est un coup de maître. Bon, vous avez compris que j’ai particulièrement apprécié cette lecture à la découverte d’un pays, qui donne la parole à une personne marginalisée, fait entendre des voix de femmes, nous révèlent aussi des croyances terrifiantes qu’on retrouve en Afrique noire, que ce soit au Zimbabwe, au Congo, au Ghana...
Petina Gappah, Le livre de MemoryEditions JC Lattes, 2016
Petina Gappah, née au Zimbabwe en 1971, a fait des études de droit à Cambridge. Son premier recueil de nouvelles, Les Racines déchirées, lui a valu le Guardian  First Book Prize en 2009. Elle est avocate à Genève.