(Note de lecture) de quelques livres de Márcia Marques-Rambourg, par Pascal Boulanger

Par Florence Trocmé

Ritournelle territoriale

En huit recueils, Márcia Marques-Rambourg s’impose comme l’une des poètes les plus surprenantes de notre extrême-contemporain. Avant tout, elle entre dans son propre corps en éclat, dans sa propre voix dissonante et dans une qualité de silence capable de donner naissance à des écritures, à des phrases ou à des vers noués, âpres, denses ou légers, autant de territoires qui nous invitent aux chants des formes et des couleurs. Retour sur quelques-uns de ses recueils les plus récents.
Son premier recueil : Dans mes pas renversés (éditions Kirographaires) faisait le lien entre sa ville natale (Márcia Marques-Rambourg est née à Rio de Janeiro) et Paris, entre ce qui a été (Le passé n’est jamais mort, il n’est même pas encore passé Faulkner) et le présent d’une réalité qui s’appréhende de biais : je parcours intéressée / Le visage du train. Les visages sont des soleils, aveuglants, aveuglés et comme dans les villes, on s’y perd, on s’y serre, on s’y repère beaucoup aussi, dans le mouvement des corps, dans celui des mains et des pieds (les pieds sont très présents dans ces poèmes, ils font le lien avec l’élémentaire, jouent avec la gravité, avec la structure du vers et son enracinement sur la page). Mais ces pas renversés sont avant tout une marche dans le vide, celui que la mort du père détermine :
Sur la photo que j’avais posée
sur la table de chevet
je regarde les yeux de mon père.
Je dessine ses traits,
et j’invente le sable tiède,
la barbe grise,
les yeux bleus et le front ridé.

Composé de cinq séquences : Peinture, L’amour, Le regard, Espace, Le début, le recueil Quadrilatère (éditions Stellamaris) marque d’abord par ses vibrations de couleurs qui élargissent le champ de la profondeur. Le vers ici est un pinceau du temps sur le temps, capable de dresser, au sein même de la catastrophe du vivre, la liste des merveilles : Mon livre sent des notes de jasmin, de vanille, de cannelle (…). Dans le réel des choses se loge une foule de détails qui sculpte le vide-papier, Du vif / Du doux, tandis que le regard (mieux encore que la notion de vision, trop chargée d’idéalisme) capte des portraits – extérieurs, intimes – qui à la fois pèsent et allègent la filiation.
Mon père m’entend, je pense. Ma mère me ressent. Lente.
Quelque chose s’est incarnée, avant même l’écriture matière, quelque chose qui est à la fois une grâce et un appel, une douleur mélancolique et une mémoire ; un corps double précisément, celui de la perte et du manque et celui du texte : Il parait que les érudits arabes, en parlant du texte, emploient cette expression admirable : le corps certain (Roland Barthes). L’effort du poème consiste alors à surplomber (Tu es faite pour tordre les orties de la plaine écrit Márcia Marques-Rambourg dans un remarquable poème souverain publié dans Terre à ciel) à travers le regard sonore, les voix qui habitent notre propre galaxie psychique :
Quand je vois la voix de mes arbres solides,
Tous les jours, quand je vois la voix de mes racines parfaites
Tous les jours, sans ma vision, avec mes yeux sans couleur,
J’imagine la voix des gens qui habitent ma chambre (…)
Le regard porté à la contingence agit en secret et en profondeur jusqu’aux points de fuite qui dessinent des territoires aux géographies multiples, autant physiques qu’humaines, pour mieux atteindre une hauteur de vision et de rayonnement : Nous avançons vers la Montagne, et voyons d’autres espaces encore, d’autres points de fuite (…).

J’ai rêvé que tu faisais partie d’un rêve.
Et que nos chemins se croisaient dans la construction
Et dans la fondation d’un territoire.
Tu étais dans ce territoire.
Je ne saurais jamais l’expliquer.
Je ne vais jamais l’expliquer :
Tu es mon territoire.
Les premiers territoires de Márcia Marques-Rambourg sont ceux qui font résonner (et raisonner) les langues. Dans Hands of Clay (Leaky Boot Press), chacun des poèmes, en français ou en anglais, est comme une peinture de chevalet, soucieuse des gestes simples et quotidiens. Ce sont ces mains d’argile – visibles et invisibles – qui effleurent et creusent le regard manuel des travaux et des jours : Le silence / Est fait de mains invisibles. Les trouées lumineuses surgissent dans les gestes ancestraux, dans les gestes amoureux et avec la main qui relance la vie humble. La rencontre avec le visage de l’autre, le battement du désir, la tendresse d’être mère et l’ensemble des détails hors-champ (le punctum selon Barthes)… tout fait poème quand on laisse surgir les faits concrets, quand la périphérie devient l’axe central d’un humanisme exigeant et sensuel. Il s’agit bien, dans cette grande poésie, de créer les conditions d’un apparaitre (d’un pas vers l’être). La matérialité du texte permet alors, à chaque instant, de posséder sa chair et de ramener au grand jour le temps sensible.
Je vois, Amour, dans nos villes idéales
Des jambes, les nôtres, nos baisers ivres devant l’azur perché.

Fragments et In-corps enfin (récemment publiés aux éditions Derrière la salle de bains que dirige Marie-Laure Dagoit) sont de longs poèmes deleuziens qui passent du cri à l’écrit et qui envisage la pensée et l’événement du corps comme vitesse infinie vers l’horizon. La sensation poétique, au seuil de l’impatience, fragmente le tissu d’un monde agité, proche d’un abîme écrasé de mémoire.
Pascal Boulanger