Don Carlo 1977 (Prod. Abbado/Ronconi) Acte I sc.1 Photo: Teatro alla Scala
Don Carlo revient à la Scala.
En 1977, Claudio Abbado proposait une production (mise en scène de Luca Ronconi) exécutant des musiques jamais entendues suivant le travail d’Ursula Günther et Luciano Petazzoni, auteurs de l’édition critique, les spécialistes reconnus de l’archéologie de Don Carlos.
En 1992, Riccardo Muti proposait un Don Carlo en 4 actes correspondant à la version dite « de Milan » de 1884, dans une mise en scène de Franco Zeffirelli. En 2008 Daniele Gatti dirigeait Don Carlo en 4 actes, dans l’édition révisée d’Ursula Günther, dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig. La production de Peter Stein présentée à la Scala ces jours-ci (dirigée par Myung-Whun Chung) est donc la quatrième en quarante ans : la Scala revient à Don Carlo environ tous les dix ans. Et qui dit Don Carlo dit « quelle version ? » car le débat autour de l’édition de l’opéra de Verdi reste ouvert, Verdi lui-même n’ayant jamais choisi. C’est donc aux directeurs d’opéra et aux chefs d’orchestre de décider.
Puisqu’en 2018, Don Carlos revient sur les scènes françaises et qu’on en parlera abondamment, je prends un peu les devants à l’occasion de la présentation milanaise actuelle de la production de Peter Stein car on lit beaucoup d’inexactitudes dans les comptes rendus critiques, ici et ailleurs. La complexité de la question ne va pas avec les lois rapides de l’information qui exigent d’arriver à publier le premier, au risque que trop de rapidité ne nuise à la précision et à l’honnêteté intellectuelle.
Le Teatro alla Scala lui-même, se référant à la production Abbado/Ronconi de 1977, semble dans sa communication assimiler la production actuelle dirigée par Myung-Whun Chung à l’édition proposée par Abbado, qui s’appuyait aussi sur les recherches d’Ursula Günther. En réalité la version d’Abbado, qui ouvrait la saison du Bicentenaire (1977-78) se devait de proposer un coup d’éclat verdien, tant le compositeur est lié à ce théâtre : elle contient plus de musiques encore que la production actuelle.
Claudio Abbado voulait au départ ouvrir la saison avec la version française, et devant l’impossibilité de distribuer dignement à l’époque un opéra totalement tombé dans l’oubli dans l’original français ( déjà au XIXème, toutes les créations de Don Carlos dans le monde entier ont eu lieu en italien, à l’exception compréhensible de Bruxelles) et les meilleurs chanteurs ne voulaient donc pas l’apprendre, il a donc renoncé et a proposé la version de Bologne, celle qui a triomphé en italien dès octobre 1867 sous la direction de Mariani, avec des musiques jamais entendues jusqu’alors. C’est cette version qui est proposée ici, sans le fameux Lacrimosa, le duo Filippo II/Don Carlo « qui me rendra ce mort », supprimé définitivement après la première de Paris et qu’Abbado avait néanmoins réinséré.
La version en 5 actes en français la plus communément représentée, qu’on choisit aussi dans sa traduction italienne quand un théâtre veut représenter la version en 5 actes, est la version dite de Modène (1886), qui procède de la réélaboration profonde (un tiers de la musique) que Verdi effectua en 1883/84 pour proposer une version raccourcie en 4 actes dite « version de Milan », aujourd’hui représentée le plus souvent dans les théâtres. En effet, la version en 5 actes « de Modène » est la version en 4 actes de 1884, à laquelle Verdi rajoute le 1er acte, dit « de Fontainebleau » de la version originale, raccourci de la scène initiale « des bûcherons », pourtant essentielle pour la compréhension du drame. Verdi a en effet toujours laissé le choix de l’édition, quatre ou cinq actes, car il préférait la version en cinq actes, sans y réinsérer le ballet cependant.
Toute la tradition lyrique de Don Carlo/Don Carlos s’appuiera en réalité pendant un siècle sur la version de Milan (4 actes) et celle de Modène (en 5 actes) : on peut épargner au lecteur les différentes variantes locales (Naples etc…) pour que les choses soient claires, au point que les versions composées en 1867 pour Paris puis pour Bologne ont été perdues dans la mémoire des mélomanes, à cause des choix des théâtres : l’Opéra de Paris, lourdement coupable, n’a plus représenté la version française, et s’en est tenu à la version italienne soit en 4 actes, soit en 5 actes (la version présentée en 1974 était en 5 actes, et version en 4 actes (en italien) et en 5 actes (en français) ont été présentées en 1987. Depuis, Paris n’a présenté que la version en 4 actes et en italien, un comble.
La première remarque, importante, est qu’il n’y a pas de « version italienne », mais exclusivement une version française, qui a donné lieu à des traductions italiennes, y compris la version en quatre actes donnée à Milan en 1884, qu’on considère de manière erronée comme « la version italienne »: en réalité une version en italien traduite du français. Une version italienne aurait supposé sans doute un remaniement plus systématique, notamment musical, car les prosodies italienne et française n’ont rien à voir. Ce qui fait en effet l’originalité de Don Carlos, c’est un travail éminemment précis sur le texte français (en réalité l’un des plus beaux livrets du XIXème), et un souci de Verdi de coller à la prosodie française de manière à en faire un opéra vraiment français. La traduction italienne pêche quelquefois au niveau prosodique dans l’adéquation musique et paroles, et Verdi s’est toujours tourné vers des librettistes français (Méry, puis Du Locle, puis, après leur brouille, Nuitter qui a servi d’intermédiaire). Mais cette question a été occultée pour des raisons pratiques : la plupart des chanteurs se sont refusés à apprendre la version française et la version en 5 actes était pour les théâtres lourde à monter et longue, ce qui rebutait aussi les imprésarios soucieux de gains. Le format de la version en quatre actes correspondait plus au Verdi habituel.
La deuxième remarque, c’est que contrairement à ce qu’on pense souvent, le ballet n’a pas été rajouté par force, bien que dans la toute première version de 1865/66, il n’existât pas ; s’il a certes été exigé par l’Opéra, Verdi s’y est prêté de bonne grâce, l’a même élargi et ensuite défendu ardemment: on a des lettres de lui, des réflexions où il défend la nécessité dramaturgique du ballet « La Peregrina » (15 minutes de musique) qui pour lui était la signature du genre « Grand Opéra » typiquement parisien, auquel Verdi tenait très fortement. Il voulait faire oublier, et dépasser Meyerbeer dont le succès n’était pas démenti. Don Carlos devait représenter enfin « son » grand succès parisien, après les échecs relatifs de Jérusalem (1847), de Vêpres Siciliennes (1855), et de Macbeth (1865).
Dans le sillage de cette remarque, Verdi a défendu la complexité, y compris musicale, de son opéra et surtout sa longueur : il y voyait une vraie nécessité dramatique, pour faire comprendre les interactions du personnel et du politique chez tous les personnages, faisant de la majorité d’entre eux des êtres ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants (c’est le cas de Philippe II et d’Eboli) ; une seule exception, le Grand Inquisiteur, vieillard intransigeant et inhumain, que l’anticléricalisme de Verdi a noirci à souhait.
Ainsi donc, la tradition des représentations a plus ou moins effacé certaines musiques écrites en 1865/67 pour privilégier la profonde révision intervenue en 1883/84 : Verdi n’a jamais été convaincu du résultat final de son Don Carlo/Don Carlos. Mais un seul fait reste : c’est bien pour une prosodie française que Don Carlos est écrit – et Verdi a toujours travaillé sa musique en s’appuyant exclusivement sur le livret français (sauf une intervention en italien pour Naples) , lui-même ayant écrit quelques scènes en langue française ou proposé aux librettistes des modifications directes en français.
Ainsi donc, les musiques de la répétition générale de 1867 (avec les 20 minutes coupées pour la Première à cause d’une longueur qui empêchait les spectateurs de pouvoir prendre le dernier omnibus) n’ont jamais été entendues en France et le seront à Paris et ailleurs pendant la saison 2017-2018. Mais Paris, au mépris de toute la tradition du genre Grand Opéra, si lié à l’Opéra de Paris, ne présentera pas le ballet s’appuyant sur l’argument que la toute première version ne le contenait pas et sur l’argument (spécieux) dramaturgique : aussi bien Calixto Bieito (Bâle) que Peter Konwitschny (Barcelone et Vienne) ont trouvé des solutions très singulières dans leur mise en scène de l’opéra en version originale.
Enfin le fameux Lacrimosa appelé ainsi par référence au Lacrimosa du Requiem, recyclage du duo Philippe II / Carlos devant le corps de Posa à l’acte IV , qu’on peut aussi appeler le duo « Qui me rendra ce mort » a été sans doute, avec le début (le chœur des bûcherons) de l’acte I, la surprise la plus grande des représentations abbadiennes de 1977 : personne ne soupçonnait musique aussi forte, émouvante et développée, qu’on peut entendre dans l’enregistrement pirate des représentations (1).
Ainsi donc cette découverte d’une musique magnifique, l’une des plus belles de l’œuvre, qui développait la déploration devant le corps de Posa qu’Abbado avait fait entendre à la Scala dans une version princeps à laquelle on préfère aujourd’hui l’édition critique qu’on peut entendre dans son enregistrement de l’œuvre en français (en appendice), et dans l’enregistrement de Pappano, est devenue le symbole de la version originale de 1867, même si elle fut coupée à la première pour des raisons très contingentes (on dit que le baryton n’avait pas envie de gésir les 7 ou 8 minutes que dure la déploration, on dit aussi que le ténor était trop médiocre pour soutenir le duo avec Philippe II) . Elle fut entendue à la première, coupée à la deuxième et ne fut jamais reprise.Verdi réutilisa la musique dans la Messa da Requiem (d’où l’utilisation abusive de titre lacrimosa).
Du coup de plus en plus, à cause de sa qualité, les chefs (par exemple Maazel à Salzbourg) l’ont insérée arbitrairement et on l’entend désormais dans presque toutes les versions en cinq actes et pas forcément la version originale. Mais le lacrimosa ne figure pas dans la version en traduction italienne de Bologne (celle de la Scala cette saison), même si c’est désormais un moment attendu du mélomane un peu informé – car souvent sa présence fait croire à une version originale, ce qui est dans la plupart des cas erroné.
À son corps défendant, le lacrimosa est donc un signe important donné à une représentation de Don Carlos dans la version originale car beaucoup pensent, ce qui est faux, que c’est une scène obligatoire liée à cette version : il reste que la musique mérite d’être connue car c’est un des grands rendez-vous de l’œuvre. Elle marque le spectateur, en un moment très dramatique, et présente une cohérence dramatique et musicale autour du personnage atypique de Posa qui est éminemment supérieure à la version écourtée, souvent peu claire à la scène. Pour qui choisit de représenter la version de 1867, le choix du lacrimosa s’impose presque implicitement tant il lui est lié désormais.
En conclusion, je voudrais donner au lecteur des pistes claires par un résumé qui aidera peut-être à modifier quelques idées reçues :
- Il n’y a pas de version française/version italienne de Don Carlos, mais une version française (revue en 1884) et une traduction italienne, ce qui est fondamentalement différent.
- Il y a en revanche une version originale de 1867, et une version révisée (profondément) en 1884 (Milan, quatre actes) reprise en 1886 (Modène, cinq actes) : ainsi la version française en cinq actes de 1886 contient les nombreuses musiques réécrites qui diffèrent totalement de la version originale. Ces deux dernières versions sont celles de la tradition, de la plupart des enregistrements et de quasiment toutes les représentations.
- On a lu çà et là que la version proposée cette saison à Milan était celle de Modène, c’est totalement faux, et c’est la version de 1867 de Bologne qui est ici proposée – c’est d’ailleurs indiqué dans le programme de salle : c’était évident au 3ème acte dont la musique est très différente. Mais sans doute certains critiques présents ne la connaissaient pas.
- Le choix des directeurs de théâtre et des chefs doit donc être entre version originale de 1867 ou version révisée de 1884/86, qu’ils choisissent la traduction italienne ou l’original français.
- Pour le théâtre qui affiche Don Carlos dans sa version originale, un autre choix doit être fait, entre version présentée à la Première le 11 mars 1867 ou version de la répétition générale, (avec un peu plus de 20 minutes de musique supplémentaire dont le fameux et symbolique lacrimosa), les deux comprenant le ballet auquel Verdi accordait plus d’importance qu’on ne le dit généralement.
- Aujourd’hui, il serait temps, au moins une fois, et au moins en France d’entendre toutes ces musiques, entendues à Turin en version française en 1991, seul théâtre à ma connaissance à avoir osé la version française de la répétition générale, car la version du Châtelet en 1995, objet d’un CD/DVD n’est pas complète, et il est de mode de ne plus insérer les ballets depuis les années 70, ce qui est stupide si l’on affiche des prétentions philologiques, d’autant plus à Paris qui dispose d’un corps de ballet éminent.
- Une dernière remarque : la version originale est très longue : elle le sera d’autant moins si elle est présentée dans une mise en scène dont la dramaturgie saura démêler le fil du politique, de l’historique et de l’individuel, tout en soignant la fluidité et la continuité du discours : la mise en scène de Peter Stein à la Scala, au-delà de la question de sa qualité intrinsèque, avait 3 entractes et de nombreuses interruptions internes dues à des changements de décor. Insupportable.
(1) Avec deux distributions: la première, Carreras/Freni/Cappuccilli/Obraztsova/Ghiaurov/Nesterenko pour la première série de représentations et la seconde (cast B) Domingo/M.Price/Bruson/Obraztsova/Nesterenko /Ghiaurov réunis pour seconde série et la transmission TV devant le refus de Karajan d’autoriser à participer à une retransmission des chanteurs qu’il avait pour la plupart utilisés pour son propre Don Carlo.