Les diptyques chrétiens avait déjà exploré toutes les possibilités des pendants :
- élargir et symétriser une même scène : l’Annonciation, avec l’Ange et Marie,
- mettre en regard deux scènes opposées : la Nativité et la Crucifixion,
- exposer deux scènes consécutives : la Mise en croix et la Descente de Croix.
C’est au XVIIème siècle que la mode viendra d’appliquer ces procédés à la peinture d’histoire, qui allait devenir pour longtemps le genre privilégié des pendants.
Ce tout premier exemple est une double allégorie, fonctionnant sur le mode Avant-Après :
Allégorie de la Vertu Allégorie de la Mort
Ecole néerlandaise, vers 1540, Collection privée
Avant
Armée de sa virginité (la licorne blanche) et sûre de sa force (la colonne), la Vertu saute par dessus l’Amour, se riant de ses flèches d’enfant.
Après
Malheureusement, elle est tombé de licorne, sa colonne s’est brisée et c’est la Mort qui saute par dessus elle, chevauchant un bouc noir et brandissant un crâne et un ciseau.
Moralité
La Vertu qui se croit plus forte que l’Amour, La Mort sera plus forte qu’elle. [1]
Recto Verso
David et Goliath
Daniele de Volterra, 1555, Louvre
Ce « diptyque » très expérimental était exposé à côté d’une statue de terre cuite représentant la même scène, dans le contexte du débat dit du paragone, à savoir les mérites comparés de la sculpture et de la peinture.
Exceptionnel par son support (une ardoise de 133 × 177 cm plane des deux côtés), il l’est aussi par la difficulté du sujet – montrer un géant et un jeune homme sans disproportion ridicule ; mais surtout par son ambition théorique – utiliser le double-face pour faire surgir de l’ardoise un hologramme avant la lettre, dont on apprécie le relief en tournant autour du tableau.
La comparaison côte à côte du recto et du verso nous permet aujourd’hui d’apprécier des subtilités difficiles à percevoir à l’époque.
D’abord, contrairement à ce que suggère l’idée du double-face, il ne s’agit pas de la même scène projetée sur deux plans opposés : il aurait fallu pour cela privilégier un des points de vue, et sacrifier l’esthétique à l’exactitude.
Recto Verso
On s’en rend compte facilement en notant que la main droite de Goliath emprisonne tantôt le poignet, tantôt le bras de David. De même, le bras de David cache tantôt l’oeil droit, tantôt l’oeil gauche de Goliath.
L’ouverture de la tente rose étant au même endroit dans les deux vues, il faut en conclure soit que le groupe a pivoté d’un demi-tour sur le sol, tout en gardant pratiquement la même pose, soit qu’il y a deux tentes opposées.
L’analyse de la lumière va nous donner la solution : au recto, elle tombe du haut à gauche, ce pourquoi la lame du cimeterre et le bras gauche de David sont dans l’ombre ; au verso, elle tombe du haut à droite, ce qui illumine l’autre face de la lame et l’autre côté du bras. Il faut donc comprendre que, en trois dimensions, la source de lumière se trouve du même côté par rapport aux deux faces : le groupe n’a donc pas pivoté, et il y a deux tentes identiques.
Il est probable que l’oeuvre avait pour but de montrer la supériorité de la peinture, qui permet de représenter la même histoire à deux moments successifs :
- Au recto, la fronde et le fourreau situent le moment représenté : après avoir abattu Goliath, David vient de s’emparer de son épée pour lui trancher la tête. Le géant tente encore de se relever : le genou gauche vertical, le torse décollé du sol, la main gauche retenant au poignet son assaillant qui l’agrippe par les cheveux.
- Au verso, le genou s’est affaissé, le torse touche le sol, et la main impuissante a glissé jusqu’au bras, tandis que le cimeterre de David s’est abaissé.
Recto Verso
Un détail vient confirmer la séquence chronologique : au recto, l’exomide jaune de David couvre encore son épaule gauche ; au verso, elle a glissé, retenue seulement par un ruban en bandoulière.
Et c’est alors que nous nous rendons compte que Daniel de Volterra, tout à sa virtuosité picturale, a commis deux erreurs qu’un sculpteur aurait évitées :
- sur le recto, il a oublié le ruban en bandoulière ;
- sur le verso, en déplaçant le bras gauche de David, il l’a rendu incapable de trancher la gorge du géant .
La déploration d’Abel Le sacrifice d’Isaac
Johan Liss, 1628-29, Galerie de l’Académie, Venise
Les deux pendants illustrent le thème de la douleur des parents devant la mort violente de leur enfant.
A gauche, Adam et Eve découvrent le cadavre nu d’Abel assassiné. Les deux peupliers parallèles et l’arbuste qui se détachent sur le soleil couchant miment les trois personnages, dans une composition en diagonale descendante où le ciel rougi envahit la moitié du tableau.
A droite, Abraham s’apprête à égorger son fils Isaac, lui aussi dénudé. Le groupe emmêlé des trois personnages est englobé dans un bouquet d’arbres, sur la diagonale ascendante, devant un ciel bleu lumineux.
Au tragique définitif de la première mort s’oppose le message positif de la seconde, puisqu’in extremis l’ange retient le bras d’Abraham.
Poussin
Victoire de Josué sur les Amoréens
Poussin, 1624-25, Musée Pouchkine Moscou
Victoire de Josué sur les Amalécites
Poussin, 1624-25, Ermitage, Saint Petersbourg
Ces victoires de Josué furent toutes deux marquées par un prodige, que Poussin a représenté en haut de chaque pendant.
« Alors Josué parla à Yahweh, le jour où Yahweh livra les Amoréens aux enfants d’Israël, et il dit à la vue d’Israël: Soleil, arrête-toi sur Gabaon, et toi, lune, sur la vallée d’Ajalon! Et le soleil s’arrêta, et la lune se tint immobile, jusqu’à ce que la nation se fut vengée de ses ennemis. » Josué, 10: 12 « Lorsque Moïse tenait sa main levée, Israël était le plus fort, et lorsqu’il laissait tomber sa main, Amalec était le plus fort. Comme les mains de Moïse étaient fatiguées, ils prirent une pierre, qu’ils placèrent sous lui, et il s’assit dessus; et Aaron et Hur soutenaient ses mains, l’un d’un côté, l’autre de l’autre; ainsi ses mains restèrent fermes jusqu’au coucher du soleil . Et Josué défit Amalec et son peuple à la pointe de l’épée ». Exode 17: 11, 13
Une fois passée l’impression de trop-plein cahotique et de tourbillonnement général, on se rend compte que les deux compositions suivent le même schéma : au centre un piton rocheux épargné par la bataille ; autour, un mouvement centrifuge des ennemis, repoussés dans les deux sens à l’image d’une marée qui reflue.
Un groupe remarquable se retrouve décalqué de manière symétrique dans les deux tableaux :
- dans le premier, un général à cheval indique le sens de la poussée ; juste en dessous, trois hommes de profil, groupés autour d’un cheval, avancent vers la droite ;
- de même, dans le second, deux cavaliers indiquent le sens de la poussée ; juste en dessous, trois combattants vus de profil avancent comme un seul homme vers la gauche.
Dans ces tableaux de jeunesse marqués par l’ivresse de la profusion et l’exhibition de la virtuosité, un besoin de simplicité est déjà à l’oeuvre sous le grouillement des postures.
Le passage de la Mer Rouge
Poussin, 1632-1634, Victoria Gallery of Arts
L’adoration du Veau d’Or
Poussin, 1633-34, National Gallery, Londres
Images en haute définition :
http://www.ngv.vic.gov.au/explore/collection/work/4271/
https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/nicolas-poussin-the-adoration-of-the-golden-calf
Ces deux pendants ont été commandés en 1632 par le riche marchand Amedeo dal Pozzo, qui voulait décorer une pièce de son palais de Turin avec des scènes de la vie de Moïse. Ils se lisent chronologiquement.
Dans le premier, Moïse sort le dernier de la mer qui vient de se refermer sur les soldats de Pharaon, et remercie Dieu, symbolisé par le nuage noir sur la droite. Au premier plan, les Hébreux récupèrent dans les eaux les armes des soldats noyés.
Dans le second, les mêmes célèbrent l’idole qu’ils ont construite pendant l’absence de Moïse, monté sur le mont Sinaï.
On le voit à l’extrême gauche, brisant les Tables de la Loi à la vue de ces bacchanales. Juste après, il fera massacrer les impies par ceux qui lui sont resté fidèles.
Les deux pendants sont liés par la présence de Moïse de part et d’autre de la bande de séparation. Cet espace en hors champs prend ici, par l’intelligence de la composition, une valeur particulière : à la fois obstacle naturel (comme la mer ou la montagne) et lieu sacré d’où émane la puissance divine. C’est par ce hiatus, par ce non-peint que l’artiste-créateur insuffle sa puissance dans l’Oeuvre, et c’est de là que doit partir l’oeil du spectateur pour lire de droite à gauche le premier acte, et de gauche à droite le second.
Les deux scènes illustrent deux moments de liesse qui s’opposent par leur valeur morale : joie pure d’avoir été sauvé par Dieu, joie fallacieuse de lui avoir désobéi. Le geste d’invocation du faux guide, Aaron (le bras tendu vers la terre) contrefait celui du vrai prophète, Moïse (le bras tendu vers la ciel).
Notons que les deux épisodes se situent juste après un miracle (l’ouverture de la Mer Rouge et l’apparition sur le Sinaï) ; mais aussi juste entre deux massacres : celui des Egyptiens et celui des Hébreux impies.
Grand maître de l’ellipse, Poussin ajoute au non-peint spatial un non-dit temporel : les armes récupérées d’un côté sous-entendent de l’autre le massacre imminent.
Paysage avec des voyageurs au repos Paysage avec un homme buvant
Poussin 1637-1638, National Gallery, Londres
Ce pendant très simple oppose deux parcours en S : celui du chemin de terre et celui du ruisseau. Poussin exploitera cette idée dans d’autres pendants, comme nous allons le voir.
Paysage avec saint Matthieu et l’Ange
Poussin, 1640, Berlin, Staatliche Museen
Paysage avec saint Jean à Patmos
Poussin, 1640, Chicago Art Institute
Haute résolution : https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/landscape-with-saint-john-on-patmos/VgEd702T99UWlA?hl=en
Ces deux tableaux ont été peints pour l’abbé Gian Maria Roscioli, secrétaire du pape Urbain VIII à Rome. On ne sait pas s’il s’agit d’un pendant ou d’une série inachevée (peut être à cause de la mort de l’abbé en 1640, ou du départ de Poussin de Rome).
Plusieurs arguments militent néanmoins en faveur d’une conception en pendant :
- le parti-pris très contraignant choisi (un premier plan de formes géométriques avec le saint en miniature, devant un vaste paysage) aurait conduit à la lassitude, sauf à changer de formule pour les deux autres évangélistes ;
- les deux saints se font face, chacun escorté de son symbole distinctif (l’Ange et l’Aigle) ;
- les deux paysages se complètent tout en jouant avec les règles classiques : le paysage terrestre est centré sur un large fleuve tandis que le paysage maritime marginalise la mer ;
- au S de la voie d’eau répond le S du chemin de terre.
Une raison plus profonde tient peut être au couple particulier de ces deux évangélistes parmi les quatre : tandis que Marc et Luc ont comme symboles des animaux qui marchent (le Lion et le Taureau), ils ont quant à eux des êtres qui volent :
- Matthieu a pour symbole un ange à figure d’homme : selon Saint Jérôme, c’est parce qu’il insiste surtout, dans son évangile, sur l’humanité du Christ.
- Quant à Jean, si son symbole est l’Aigle qui vole plus haut et voit tout, c’est parce qu’il insiste au contraire sur sa divinité.
Raison pour laquelle, peut être, le paysage derrière Matthieu nous montre une ville aux pieds d’une tour, et celui derrière Jean un temple à côté d’un obélisque.
Paysage avec les funérailles de Phocion
Poussin, 1648, Cardiff, Musée national du Pays de Galles
Paysage avec les cendres de Phocion
Poussin, 1648, Walker Art Gallery, Liverpool
Ce thème rarissime a été illustré en 1648 pour un des collectionneurs de Poussin, le marchand de soie lyonnais Sérisier. Phocion était un homme d’état athénien du IVe siècle av. J.-C. qui fut accusé injustement de trahison, condamné à s’empoisonner, et interdit de sépulture dans la cité.
A gauche, son corps est emporté hors d’Athènes pour être brûlé sur un bûcher. A noter que le brancard passe juste à l’aplomb du cénotaphe auquel il aurait eu droit.
A droite, à Mégare, sa veuve recueille ses cendres pour les ressortir au moment de sa réhabilitation. L‘ombre du deuil couvre l’emplacement du bûcher, qui se trouve juste à l’aplomb de l’élément culminant de la cité : le rocher. Plus pérenne que les temples, le souvenir de Phocion est désormais intégré au centre même du paysage : la Nature lui offre le tombeau grandiose que les hommes lui ont refusé.
Paysage avec Orphée et Eurydice
Poussin, 1648 , Louvre, Paris
Paysage avec un homme tué par un serpent – Les Effets de la terreur
Poussin, 1648, National Gallery, Londres
Le serpent d’Eurydice
A gauche, nous sommes le jour même des noces entre Orphée et Eurydice, comme le montrent les deux couronnes fleuries posées au pied des deux arbres. En contrepoint, de l’autre côté de l’eau et du tableau, deux colonnes de fumée s’élèvent au dessus du mausolée d’Hadrien : bûchers funèbres qui nous rappellent que de l’arbre à la cendre, de l’ici-bas à l’au-delà, il n’y a qu’un fleuve à traverser.
Prolongeons vers le bas le tronc marqué du manteau rouge : voici Orphée jouant de la lyre.
Prolongeons de même le mat du bateau, et son reflet : voici Eurydice à genoux, faisant un geste d’effroi.
Prolongeons la canne du pêcheur : voici le serpent qui vient de la piquer mortellement.
Surgie de l’ombre vers la lumière, la fatalité vient de faire irruption dans ce monde idyllique, dont seul le panier renversé et le geste d’Eurydice trahissent la perturbation. [2]
Le serpent mystérieux
Le second tableau, très énigmatique, n’a pas de source littéraire connue, et a fait l’objet d’une abondante littérature [3] . Voyons si la lecture en pendant peut nous apporter quelques lueurs.
Au centre, marquée par le reflet des tours comme Eurydice par celle du mât, une voyageuse a laissé tomber son cabas et lève les bras dans le même geste d’effroi. Elle vient d’apercevoir un homme qui s’enfuit, à peu près à l’emplacement d’Orphée dans l’autre tableau. Qu’a vu cet homme, à la différence d’Orphée qui ne voit rien ? Un cadavre sur le bord du lac, recouvert par un grand serpent, à peu près à l’emplacement de la minuscule vipère.
Si les trois acteurs principaux se trouvent à peu près au même emplacement dans les deux compositions, les plans du décor se décalquent eux-aussi, pour peu qu’on inverse les plages de terre et les plages d’eau (comme dans le pendant des voyageurs de 1637) : à gauche, nous avons au premier plan la rive du drame, puis une voie d’eau, puis la rive de la citadelle et du bateau qu’on hâle ; à droite, le lac du drame, puis un chemin de terre, puis le lac sous la citadelle et le bateau qui vogue.
Dans le premier tableau, il n’y a aucune distance, ni temporelle ni spatiale, entre l’objet et le sujet de la terreur : celle-ci, instantanée et locale, ne perturbe pas le reste du paysage. Dans le second, il y a propagation de la terreur dans un sens (le serpent effraye l’homme qui effraye la femme) et de la compréhension de sa cause dans l’autre (la femme voit l’homme qui voit le serpent). Ce zig-zag contamine toute la composition, car qui peut croire que la terreur va s’arrêter à la femme, et la menace au premier plan ? D’un lac à l’autre, le serpent ou la peste peuvent progresser, eux-aussi en zig-zag, jusqu’à la ville à l’horizon.
S’ils n’est pas certain qu’ils aient été conçus pour être présentés en pendant [4], les deux tableaux constituent en tout cas deux variantes d’une réflexion sur la terreur de la mort :
- le premier met en image le drame individuel d’une mort annoncée et comprise
- le second, le drame collectif d’une mort advenue et obscure.
En se démarquant du classicisme romain de Poussin ou de Claude Lorrain, Salvator Rosa invente un pré-romantisme napolitain dans lequel des paysages tourmentés et grandioses vont prendre de plus en plus d’importance, par rapport à la scène qui leur sert de prétexte.
Rosa
Paysage avec hommes armés
Salvator Rosa, vers 1640, Los Angeles County Museum of Art
Seule concession au classicisme : le pendant de gauche montre un cours d’eau en extérieur, celui de droite une grotte. Le groupe d’arbres mort sur le bord gauche sert de marqueur pour associer les pendants. Car pour le reste, aucune correspondance à trouver entre les deux scènes, sinon qu’il s’agit de militaires au repos.
Paysage avec brigands
Salvator Rosa, vers 1655, Lamport Hall, Northampton
Même minimalisme dans ces deux scènes : à gauche le sol, à droite une rivière, cinq personnages posés sur un rocher plus un sixième qui monte la garde, à droite du second tableau, et qui clôt la lecture comme un signe de ponctuation.
Démocrite en méditation Diogène jetant sa coupe en voyant un jeune garcon qui boit dans le creux de sa main
Salvator Rosa, 1651, Statens Museum for Kunst, Copenhague
Démocrite
Le Démocrite est une oeuvre complexe et autonome, truffée de symboles de vanité, et qui prend le contre-pieds de la représentation traditionnelle du « philosophe qui rit » (pour l’explication détaillé de cette iconographie, voir [5]). Elle est influencée par la vision récente, notamment propagée par l’Anatomy of Melancholy de Burton (1621) d’un savant ténébreux, à la limite de la folie, hanté par la mort et les dissections, un sujet rêvé pour les penchants noirs de Rosa.
C’est ainsi qu’on trouvera à gauche du tableau des crânes de boeuf, de cheval, d’agneau et d’homme, un casque renversé, un squelette de singe et un de poisson, un rat crevé à côté d’un livre marqué de la lettre omega (la fin) et d’un rouleau de parchemin portant la signature de Rosa, un trépied fumant sous la statue du dieu Terme (le dieu des limites mais aussi de la mort). A droite un aigle tombé à terre, une hure de sanglier, un cercueil garni et un crâne de cerf sous deux obélisques aux pierres disjointes, le tout surplombé par une chouette perchée dans l’arbre mort.
Diogène
Devant le succès du Démocrite, Rosa lui rajouta quelques mois plus tard le Diogène : plutôt que deux pendants conçus conjointement, il s’agit donc plutôt de l’exploitation d’un sujet qui marche : le philosophe au clair de lune.
En face de la profusion d’objets et de symboles, le pendant de droite en montre un seul : la coupe que Diogène, en voyant un homme à ses pieds qui boit directement dans sa main, va rejeter comme superflue.
D’un côté, l’atomiste et l’anatomiste accablé par la multiplicité et la fugacité des choses compliquées ; de l’autre, le cynique, qui trouve que même l’objet le plus simple est de trop.
Mercure et le Le Bûcheron malhonnête
Salvator Rosa, après 1649, National Gallery, Londres
Moïse sauvé des eaux
Salvator Rosa, vers 1655, Institute of Arts, Detroit
Le thème commun est le repêchage d’un objet ou d’un être précieux.
Le premier tableau illustre une fable d’Esope [6] : après avoir récompensé par une hache d’or un Bûcheron honnête qui avait perdu sa hache de fer dans l’eau, Mercure va punir un Bûcheron malhonnête qui, pour abuser de sa générosité, avait volontairement jeté sa hache dans l’eau.
Mercure, retirant de l’eau la hache d’or, demande au bûcheron si c’est bien la sienne : celui-ci va répondre oui et perdre par ce mensonge les deux haches : celle d’or et celle de fer.
Le second tableau permet de confronter une scène biblique à une scène antique, mais aussi un héros positif à un héros négatif : après le menteur, le prophète.
Saint Jean Baptiste désignant le Christ à ses disciples
Saint Jean Baptiste baptisant le Christ dans le Jourdain
Salvator Rosa, vers 1655, Kelvingrove Art Gallery and Museum, Glasgow
Ce pendant, commandé par le marchand florentin Guadagni en l’honneur de Saint Jean Baptiste, le saint patron de sa ville, illustre deux moments de l’Evangile de Jean :
- celui où il désigne le Christ comme l’Agneau de Dieu,
- celui où il baptise le Christ.
Or cette désignation intervient deux fois dans le texte :
- avant le baptême :
« Le lendemain, Jean vit Jésus qui venait vers lui, et il dit: « Voici l’agneau de Dieu, voici celui qui ôte le péché du monde. » Jean 1.1, 29,
- après le baptême :
« Le lendemain , Jean se trouvait encore là, avec deux de ses disciples. Et ayant regardé Jésus qui passait, il dit: « Voici l’Agneau de Dieu. » Les deux disciples l’entendirent parler, et ils suivirent Jésus. Jésus s’étant retourné, et voyant qu’ils le suivaient, leur dit: « Que cherchez-vous? » Ils lui répondirent: « Rabbi (ce qui signifie Maître), où demeurez-vous? » Jean 1.1, 35-38
Le fait que Rosa a représenté un disciple de trop, et surtout, leur éloignement par rapport à Jésus, qui les rend bien incapable de le suivre, montre que c’est le premier passage qui a été illustré, ce qui rend plus logique la lecture d’ensemble.
Dans le premier tableau, donc, un arbre immense, presque mort et entouré par des rochers (l’humanité avant l’arrivée du Christ) occupe le centre de la composition. Il sépare le groupe formé par Jean Baptiste et ses disciples, et la minuscule silhouette de Jésus (l’Agneau de Dieu prophétisé par Isaïe) qui apparaît à l’horizon, de l’autre côté du Jourdain : la rive d’en face signifie donc ici le passé en train d’advenir.
Dans le second tableau, Jean et ses amis se sont retrouvés, pour le baptême de Jésus, à l’ombre d’un arbre verdoyant. Sur la rive d’en face, du côté rocheux et sous un arbre mort, un groupe de baigneurs encore ignorants et indifférents (il faut dire que la colombe miraculeuse n’est pas visible) : la rive d’en face signifie ici les baptêmes à venir.
Les deux scènes se veulent aussi discrète et anodine que possible : c’est le paysage qui a absorbé tout le spectaculaire.
Saint Jean Baptiste prêchant
Salvator Rosa, vers 1660, City Arts Museum, Saint Louis
Saint Philippe baptisant l’eunuque
Salvator Rosa, vers 1660,Chrysler Museum, Norfolk
A gauche, un mouvement ascensionnel conduit le regard du fleuve au Prophète (qui énumère sur ses doigts des arguments théologiques), puis à l’arbre qui domine la scène
A droite, un mouvement inverse descend de l’arbre au Saint, puis à l’eunuque en robe dorée, puis au fleuve. D’après les Actes des Apôtres (8:26-40), Philippe avait rencontré un eunuque, trésorier de la reine Candace d’Éthiopie, qui rentrait de Jérusalem vers son pays. Après une conversation théologique, le trésorier convaincu demanda le baptême.
Dans un contexte de renouveau du prosélytisme catholique, le pendant nous montre, ingénieusement, le Baptiste qui prêche et l’Evangéliste qui baptise. Manière d’affirmer que ce sont là les deux faces d’un même sacrement, et que la persuasion soit précéder l’ablution.
Pythagore remontant des Enfers
Salvator Rosa, 1662, Kimbell Art Museum, Fort Worth
Pythagore et le pêcheur
Salvator Rosa, 1662, Gemäldegalerie, Staatliche Museen zu Berlin
Les enfers
Selon la tradition, les connaissances extraordinaires de Pythagore provenaient de son séjour de sept années sous le terre, dans le royaume d’Hadès.
« Quant il descendit parmi les ombres, il vit l’âme d’Hésiode attachée à un pilier enflammé et grinçant des dents ; et celle d’Homère pendue à une arbre, entourée de serpent, en punition pour avoir trahi les secrets des Dieux. » Diogène Laërce, XIX)
Les pêcheurs
A l’approche de Crotone, apercevant des pêcheurs qui retirent de l’eau leurs filets chargés, Pythagore leur indique le nombre exact des poissons qu’ils ont pris. Les pêcheurs se récrient : si le chiffre annoncé est conforme à la réalité, ils se déclarent prêts a rejeter leur butin à la mer. On vérifie : Pythagore ne s’est pas trompé d’une unité, et les pêcheurs tiennent leur promesse, d’ailleurs dédommagés généreusement par l’étranger. Chose merveilleuse, pendant le temps fort long qu’exigea le dénombrement, aucun des poissons ne rendit l’âme (rapporté par Jamblique, 36). Le moment représenté par Rosa est celui où Pythagore paye les pêcheurs.
La logique
Ainsi, dans les pendants, l’épisode des Enfers doit être placé à gauche, puisqu’il est la source des pouvoirs miraculeux de Pythagore.
Outre l’opposition entre une scène terrestre et une scène maritime, ce qui a pu intéresser Rosa dans ce sujet rarissime est le parallèle sous-jacent avec deux épisodes de la vie du Christ : la Descente aux Enfers et la Pêche miraculeuse.
Polycrate et le pêcheur La crucifixion de Polycrate
Salvator Rosa, 1664, Chicago Art Institute
On retrouve le même goût pour les sujets bizarres et para-catholiques dans ce pendant tout aussi pointu, où la scène maritime se situe désormais en premier.
Le pêcheur
Polycrate, tyran de Samos, est un homme à qui la chance sourit trop. Selon Hérodote, on lui conseille de jeter au loin « l’objet qui a le plus de valeur pour lui », afin d’éviter un revers de fortune. Le tyran suit la recommandation et part en mer pour se défaire d’une bague incrustée d’une pierre précieuse qui lui est particulièrement chère. La question est de savoir si le don sera agréé par les dieux, jaloux de son bonheur sans mélange. Quelques jours plus tard, un pêcheur prend dans ses filets un grand poisson qu’il considère comme un présent digne de son souverain. C’est l’instant que représente Rosa dans le pendant de gauche. La suite de l’épisode est qu’en cuisinant le poisson, on découvre l’anneau, ce qui annule le sacrifice de Polycrate : pour expier sa prospérité insolente, il est désormais condamné à une ruine totale. Ce que va nous montrer le second tableau.
La mort de Polycrate
Selon Hérodote,
la fille de Polycrate « avait cru voir en songe son père élevé dans les airs, où il était baigné par les eaux du ciel, et oint par le soleil. Effrayée de cette vision, elle fit tous ses efforts pour le dissuader de partir ». Hérodote, Livre III, CXXIV.
Bien sûr, Polycrate part quand même pour Magnésie, où il rencontre son destin :
« Orétès l’ayant fait périr d’une mort que j’ai horreur de rapporter , le fit mettre en croix… Polycrate, élevé en l’air, accomplit, toutes les circonstances du songe de sa fille. Il était baigné par les eaux du ciel et oint par le soleil, dont la chaleur faisait sortir les humeurs de son corps. Ce fut là qu’aboutirent les prospérités de Polycrate, comme le lui avait prédit Amasis. » Hérodote, Livre III, CXXV.
La logique
Le pendant a donc pour sujet l’enchaînement inéluctable entre une cause et une conséquence. Pour accroître la tension dramatique, il se situe très précisément au dernier instant d’ignorance de la victime, juste avant la révélation de la cause ; et au dernier instant de sa vie, juste après le déclenchement de la conséquence.Comme dans toute bonne tragédie en deux actes, il aurait suffi d’un rien pour que le drame soit évité : les pêcheurs auraient pu manger le poisson, Polycrate aurait pu écouter sa fille.
La mort de Didon Judith montrant la tête d’Holopherne
Preti, 1651-1661, Musée de Chambery
L’histoire de Didon
« Parti de Troie, après la chute de la ville par les Grecs, Enée avec ses compagnons arrive à Carthage. La reine Didon tombe amoureuse de l’étranger. Le héros en oublie sa mission : la fondation d’une nouvelle ville. Rappelé à l’ordre par les dieux, il décide, craignant le désespoir de Didon de partir de Carthage sans prendre congé de la reine. Didon vient de comprendre l’abandon de celui qu’elle aime. Elle fait dresser un bûcher dans l’intention d’y brûler les armes, les vêtements de l’impie, le lit même où les deux amants se sont unis. Mais cette mise en scène n’est imaginée que pour tromper la sœur et la nourrice de Didon. Dans la violence de sa passion, c’est à elle-même que la reine destine le bûcher. » [7]
Le tableau nous montre l’Amour qui pleure en haut à droite, la soeur éplorée en bas à droite, le bûcher qui rougeoie en bas à gauche. La statue d’Hercule en haut à gauche rappelle que Didon avait importé à Carthage le culte d’Hercule Tyrien (son propre mari, Sicardas, en était lui-même un prêtre). La statue est dans l’ombre : en somme Didon met fin à ces jours sous l’effigie d’un mari et d’un culte définitivement éclipsés par son amour pour Enée.
L’histoire de Judith
Judith a coupé la tête du général ennemi Holopherne, en lui promettant une nuit d’amour. Elle la montre aux Juifs pour raviver leur courage.
La logique du pendant
Il expose en vis à vis deux héroïnes, l’une de de l’histoire antique et l’autre de l’histoire sainte, en extérieur jour et extérieur nuit. L’homme à la barbe et au turban blanc fait le lien entre ces deux histoires « orientales ». Dans une contre-plongée spectaculaire, ces femmes violentes ont la séduction des grandes passionnées, décolletées l’une pour se poignarder par amour, l’autre pour s’offrir par haine : à gauche le courage du désespoir, à droite celui de l’espoir.
La Leçon de chant La Leçon de basse de viole
Netscher, 1664, Louvre, Paris
En ce temps où les pendants constituaient encore une nouveauté visuelle, le caractère systématique et didactique de celui-ci lui confère un côté candide. Malgré les efforts de l’artiste pour perturber la symétrie, nous voyons bien que chacun se compose d’une musicienne assise, en robe blanche, entourée par un maître de musique en habit noir et par un tiers, grande soeur ou petit frère.
Non content d’opposer le Chant à la Musique instrumentale, nous avons pour le même prix l’Extérieur et l’Intérieur, la Sculpture et la Peinture et , de manière plus discrète, l’Eté et l’Hiver :
- à gauche des verres sont posés à terre dans le rafraîchissoir, des pêches et des raisins sur la table ;
- à droite, le pied gauche de la musicienne est posé sur une chaufferette.
Homme offrant une grappe de raisins à une dame La vendeuse de volailles
Willem van Mieris, 1707, collection particulière
Depuis leur achat séparé en 1756 et 1765 par Jan et Pieter Bisschop , les deux tableaux ont toujours été exposés en pendant, ce qu’ils n’étaient peut être pas à l’origine : il est en effet un peu étrange que le rideau vert soit suspendu tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur de la fenêtre. Il s’agissait donc sans doute au départ de deux variantes d’un portrait de la même dame.
Chaque tableau à sa logique interne :
- à gauche : aux raisins et aux pêches correspondent les jeux estivaux des putti du bas-relief : s’arroser d’eau ou se gaver de fruits ;
- à droite : au coq vendu correspond dans le bas-relief une scène de chasse au bouc.
Du coup, une fois mis côte à côte, les deux fonctionnent en symétrie de manière tout à fait convaincante : les Fruits et la Viande, Les Jeux et la Chasse, le Don et l’Achat, le Joyeux Drille et la Vendeuse : ce pourquoi ils sont restés accrochés côte à côte durant trois siècles.
Joueurs de cartes Groupe de musiciens
Boncori, 1675, Chrysler Museum of Art, Norfolk
A gauche, dans un bouge, le jeune homme en velours rouge croit tenir la carte gagnante pendant qu’une fille lui soutire sa bourse (sur ce thème, voir Vol simple, vol en réunion).
A droite, dans un extérieur noble, de jeunes musiciens jouent ensemble, sous l’égide d’une statue de Pan avec sa flûte.
On compte une femme et quatre hommes de chaque côté (en incluant la statue), dans des attitudes très symétriques :
- les deux joueurs de cartes du premier plan font écho au luthiste et au contrebassiste (ils ont d’ailleurs les mêmes pantoufles rouge et blanche et les mêmes couvre-chefs) ;
- le spectateur en pourpoint vert qui observe le jeu de cartes d’en haut (et qui tient d’ailleurs un violon) correspond au violoniste debout, qui penche sa tête vers le groupe ;
- la voleuse et la claveciniste rivalisent de dextérité.
Ainsi ce pendant fortement charpenté oppose l‘intérieur et l’extérieur, le divertissement et l’art, les cartes et la partition, le jeu futile et le jeu habile, la discorde et l’harmonie.
La retenue de Scipion (la continenza di Scipione)
Bellucci, 1691, Musée civique, Vicence
La famille de Darius devant Alexandre
Bellucci, 1681-1691, Musée civique, Vicence
Les deux pendants illustrent le thème de la clémence du souverain, au travers de deux épisodes narrés par les historiens antiques. [8]
Dans le premier tableau, Scipion l’Africanus, après avoir conquis la ville de Carthage la Neuve, remarque parmi les prisonniers une belle jeune fille déjà fiancée à un jeune homme. Ayant fait venir les autres membres de sa famille, il la libère noblement : car les droits de l’amour sont plus forts que ceux de la guerre.
Dans le second tableau, Alexandre, vainqueur de Darius à la bataille d’Issos, libère la mère, l’épouse et les filles de son adversaire. La composition est tripartite : à gauche le camp du vainqueur, signalé par un soldat avec lance et tambour ; au centre les libérés, sur fond d’une ville en plein soleil ; à droite le libérateur casqué.
Comparé à d’autres représentations, le thème du premier tableau, la Clémence de Scipion est ici traité de manière délibérément elliptique et ambigüe : le futur époux n’est pas montré, et deux femmes peuvent postuler pour le rôle de la libérée : celle debout, en robe jaune, un des seins déjà dénudés, ou celle agenouillée en posture de gratitude.
C’est la lecture en parallèle des deux tableaux qui nous donne la solution : la composition étant tripartite et symétrique, nous trouvons à gauche le libérateur casqué, au centre la libérée sur fond d’une ville en flammes (la jeune femme agenouillée), à droite le camp du vainqueur (un soldat présentant un plat remplie d’or, un autre avec un drapeau),
La Clémence d’Alexandre devant la famille de Darius Achille contemplant le corps de Patrocle
Pellegrini (Giovanni Antonio), vers 1700, Musée des Beaux arts, Soissons
La logique de ce pendant nous échappe : le même thème de la Clémence d’Alexandre se trouve cette fois mis en balance avec la douleur d’Achille, contemplant le corps de son ami Patrocle qu’on ramène sur un chariot.
Les deux épisodes guerriers servent ici de prétexte à un fonctionnement purement esthétique et formel : la beauté du jeune général en toge rouge, ses soldats casqués derrière lui, domine la moitié de chaque tableau. Dans l’autre moitié, la reine captive suivie par sa fille se voilant la face, ou le jeune mort dont un serviteur dévoile le torse, voient leur beauté mise en valeur par un satin outremer.
Als . sterckheit . compt .met . haer . ghewelt / So wort . ionckheit . ter neder . ghevelt (Lorsque la force vient avec sa violence, aussitôt la jeunesse est mise à bas) Noiit . Niewat . ter werelt . so sterck . gehacht / Die doot . die . heeft . hely (?) . iouder (?) . ghebracht (?) (signification inconnue)
[2] Pour une analyse différente, mais stimulante : https://delapeinture.com/2010/03/04/orphee-et-eurydice-de-nicolas-poussin/ [3] Pour une explication par le narcissisme, voir http://www.appep.net/mat/2014/12/EnsPhilo604BouchillouxEnigmePoussin.pdf [4] La présence du serpent dans les deux tableaux en fait des pendants possibles, ainsi que la proximité de date avec les pendants de Phocion. Cependant, le tableau du Louvre semble avoir été tronqué en haut et en bas, ce qui rendrait les tailles incompatibles. [5] Salvator Rosa’s Democritus and L’Umana Fragilità, Richard W. Wallace, The Art Bulletin, Vol. 50, No. 1 (Mar., 1968), pp. 21-32 http://www.jstor.org/stable/3048508 [6] Le Bûcheron et Mercure : http://www.ruedesfables.net/du-dieu-mercure-dun-bucheron/ [7] http://eduscol.education.fr/louvre/mort/mortdid.htm [8] http://www.museicivicivicenza.it/it/mcp/opera.php/9642?q=inventario%3DA%2B307%26amp%3Bcerca%3Dt