Ces pendants confrontent deux personnages féminins.
Chardin
La blanchisseuse
Chardin, 1735, Toledo, Museum of Art
Femme à la fontaine (The water cistern)
Chardin, vers 1733, Toledo, Museum of Art
Ces pendants signés étaient conservés depuis le XVIIIe siècle chez les descendants d’un échevin de la ville de Lyon, et sont donc indiscutables. La complémentarité des thèmes est portant loin d’être évidente, sinon qu’il s’agit de deux servantes travaillant avec de l’eau dans une pièce obscure.
Dans La Blanchisseuse, Chardin insiste sur le blanc (linges, bouquet de bougies au mur) et sur la propreté (savon sur la chaise, chat par terre).
Dans Femme à la fontaine, nous sommes dans un garde-manger : pièce froide, pavée, où l’on conserve l’eau à boire et un quartier de viande, dont le rouge fait écho au cuivre de la fontaine. Dans l’embrasure de la porte, une autre femme balaie, en compagnie d’un petit enfant.
L' »idée » du pendant serait donc de montrer deux aspects complémentaires de l’eau : celle qui lave, dans la chaleur, et celle qui désaltère, dans la fraîcheur.
La blanchisseuse
Chardin, 1735, Ermitage, Saint Petersbourg
Femme à la fontaine (The water cistern)
Chardin, 1733, National Gallery, Londres
Dans cette version en largeur, Chardin a accentué la symétrie en rajoutant côté « blanchisseuse » un jeune enfant qui joue aux bulles, et une porte, ouverte en sens inverse, montrant une femme qui étend le linge.
Côté « fontaine », la composition s’est développée sur la gauche avec l’ajout d’un brasero éteint, et de bûches posées contre le mur, évoquant l’absence de feu.
C’est maintenant la symétrie formelle qui frappe l’oeil, tout autant que les oppositions plus ténues entre laver et boire, blancheur et rougeur, chaleur et fraîcheur.
La ratisseuse de navets, 46,6 x 36,5
Chardin, 1738, National Gallery of Art,Washington
La gouvernante 46 x 37,5
Chardin, 1738, Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa
A gauche, la servante s’interrompt dans sa tâche ingrate. A droite, la gouvernante interrompt elle-aussi une tâche plus noble, la broderie, pour réprimander le jeune fils de famille qui a sali son tricorne, et semble peu enclin à laisser ses jeux pour l’étude.
Dans ce pendant (plausible mais non confirmé), tout est bien symétrique : le baquet dans lequel baignent les navets épluchés fait écho au panier contenant les pelotes, le tas de navets à éplucher rappelle le désordre des jouets abandonnés par terre.
Et les mains des deux jeunes femmes tiennent de manière étrangement similaire pour l’une le couteau et le navet, pour l’autre la brosse et le tricorne.
Seul manque, évidemment, dans le tableau de gauche, une présence masculine. A la place, un billot sans lequel un hachoir est fiché, le manche tournée vers la droite, désigné par la queue d’une poêle. La logique du pendant voudrait que l’équivalent du petit maître bien propre soumis à la gouvernante soit un sale valet tournant autour de l’éplucheuse : voilà pourquoi, peut-être, elle s’interrompt et fixe la droite d’un regard de défi, le couteau en main, le navet à moitié décortiqué donnant une bonne idée de sa menace muette.
La Pourvoyeuse 47 x 38 cm
Chardin, 1739, Louvre, Paris
La gouvernante 46 x 37,5
Chardin, 1738, Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa
Pour d’autres commentateurs, le pendant de La gouvernante serait La pourvoyeuse, de la même taille et exposée au même salon de 1739. Mis à part la porte à l’arrière-plan, il est difficile de trouver un lien logique entre les deux scènes.
La mère laborieuse
Chardin, 1740, Louvre, Paris
Le bénédicité
Chardin, 1740, Louvre, Paris
Ces deux très célèbres tableaux font souvent l’objet de fausses lectures, qui empêchent de comprendre leur unité . Car notre oeil, prévenu de longue date contre les mièvreries de la peinture de genre, se contente d’admirer la forme sans oser savourer les subtilités du sujet, qui faisaient les délices des amateurs (les deux pendants ont été offerts à Louis XV).
Ainsi, à gauche, ce n’est pas tant la mère qui est laborieuse que la fille qui ne l’est pas assez, comme l’explicite le texte accompagnant la version gravée :
« Un rien vous amuse ma fille
Hier ce feuillage était fait
Je vois par chaque point d’aiguille
Combien votre esprit est distrait
Croyez-moi, fuyez la paresse
Et goutez cette vérité
Que le travail et la sagesse
Valent les biens et la beauté. »
Texte de Lépicié sur la gravure de 1744
Nous comprenons maintenant la moue dépitée de la petite et les yeux sérieux de la mère, qui montre du doigt le gâchis. Sa posture allongée, les pieds croisés, s’explique par le fait qu’elle était en train de faire une pelote (suivre le fil, du dévidoir jusqu’à la main gauche), et s’est interrompue pour examiner le travail de sa fille.
Dans Le bénédicité, les commentateurs se trompent souvent sur l’enfant assis dans le petit siège : il ne s’agit pas d’une fillette, mais d’un garçonnet encore en robe, comme le souligne clairement le tambour. La mère s’est arrêtée de servir, la louche dans la soupière fumante, pendant que la grande soeur prie, les mains jointes, en jetant un regard en coin sur son frère. On comprend que celui-ci a dû faire du bruit pendant la prière, être rappelé à l’ordre, et joindre les mains précipitamment.
Le sujet du pendant est donc le rôle de la mère dans l’éducation des enfants, grande fille ou petit garçon. Il s’agit de deux instantanés pris au moment précis où la mère interrompt sa propre tâche pour porter son attention sur l’enfant. Un bon titre pour l’ensemble serait donc « La mère vigilante ».
Les amusements de la vie privée
Chardin, 1746, National Museum, Stockholm
L’économe
Chardin, 1747, National Museum, Stockholm
Ce pendant est une commande de Louise-Ulrike de Suède, la soeur de Fréderic le Grand, qui s’en déclara fort satisfaite malgré un retard certain à la livraison.
A gauche, la maîtresse de maison rêve en lisant un roman. A droite, elle fait ses comptes, entre les pains de sucre et les bouteilles de rouge.
Boucher
Le sommeil de Vénus Vénus se parant des attributs de Junon
Boucher, 1738, musée Jacquemart André
Ces deux dessus de porte exposent, dans un intérieur nuit et un extérieur jour, un nu allongé, les deux jambes parallèles, vu de dos et vu de face.
Lorsque Vénus a déposé ses perles, c’est un très jeune femme qui dort, une enfant attendrissante auprès de laquelle l’Amour s’ennuie, tâtant la pointe inutile de sa flèche.
Lorsque Vénus est réveillée dans son char, c’est une impudique qui ôte ses voiles, agite ses perles au bec d’un paon turgescent, et que l’Amour tente vainement de rhabiller d’un drapé rose en renouant un ruban bleu.
Le triomphe de Vénus La toilette de Vénus
Boucher, 1743, Musée de l’Ermitage, Saint Petersbourg
Fille de la vague, Vénus vogue commodément, tirée par deux dauphins et annoncée par deux tritons sonnant leur conque. Elle s’est tournée de profil par rapport au sens de la marche, de manière à nous faire admirer son dos potelé et sa cuisse puissante tout en nous observant du coin de l’oeil.
A terre, elle est assise entre un miroir et une table de toilette sur laquelle est ouverte sa cassette à bijoux. Une servante choisit le collier de perles approprié. A ses pieds, un amour renoue la faveur rose de sa sandale. Des fleurs sont tombés sur la pierre. Un couple de colombes se bécote, en attendant de tirer le char, sur lequel le carquois est déjà préparé.
Ces deux pendants luxueux ont été déclinés ensuite en une série de paires moins complexes, mais fonctionnant toujours sur l’opposition entre un nu de dos et un nu de face, dans deux décors contrastés.
Bacchante (Erigone) jouant du flageolet Vénus endormie
Boucher, 1763, musée des Beaux-Arts Pouchkine,Moscou
Le pendant expose, sur la terre et au ciel, un nu allongé, la jambe droite posée sur la gauche, vu de dos et vu de face,
Dans les bois, la Bacchante joue, couchée sur une peau de léopard, tandis que les amours se disputent des grappes à coup de thyrses.
Dans le ciel, le char est à l’arrêt et des amours jouent avec les deux colombes qui le tirent avec un ruban bleu. D’autres volettent pour ombrager avec un tissu bleu, la tête de Vénus qui dort.
Bacchante jouant des cymbales devant une statue de Pan Jeune femme devant une statue de Cupidon
Callet ,vers 1780, collection particulière
Revoici la bacchante sur sa peau de léopard, jouant maintenant des percussions. A ses pieds une urne renversée laisse échapper du vin, tandis que des amours s’affairent autour d’un brasero orné d’un bélier d’or. Percussions, alcool et fumées hallucinogènes : tous les ingrédients d’une orgie antique réussie.
En contraste, les filles du XVIIème sont moins démonstratives : elles se contentent de bisous de colombes et d’un panier de fleurs, pour invoquer, au milieu d’une roseraie, Cupidon brandissant une torche enflammée puissamment suggestive.
Fragonard
La chemise enlevée Le feu aux poudres
Fragonard, avant 1778, Louvre, Paris
Il n’est pas certain que ces deux petits cadres érotiques aient été conçus comme des pendants ni peints à la même époque, mais une condition du legs Beistegui les a rendues indissociables.
Une fille nue vue de dos, un ruban bleu dans les cheveux ; une fille nue vue de face, avec une coiffe blanche : il ne s’agit donc pas de la même, en tous cas pas au même moment.
Les deux ont les yeux clos, et sont servies par des amours, factotums du spectateur-voyeur au sein de cette literie utérine.
A gauche il s’agit de retirer la chemise, peut être pour tirer la jeune fille de son sommeil. Il pourrait donc s’agir d’un Lever quelque peu musclé.
A droite, la scène est nocturne ; un amour apporte une poignée de torches, dont l’utilité n’est pas d’éclairer, à voir l’utilisation qu’en fait son confrère. Il pourrait donc s’agir d’un Coucher quelque peu explosif.
Jeune fille tenant dans ses bras une colombe Jeune fille tenant dans ses bras un chat et un chien
Fragonard, 1775-80, collection particulière
Dans les deux situations, la jeune fille s’amuse à perturber l’ordre naturel des choses : soit qu’elle divise un couple à la fidélité légendaire, soit qu’elle fasse s’embrasser deux ennemis héréditaires : quand on est jeune et belle on peut tout se permettre ! [1]
La renaissance des Arts La renaissance des Lettres
Galland (Pierre-Victor), 1888, Musée de l’Oise, Beauvais
Ces panneaux décoratifs destinés à l’hôtel particulier de l’architecte Jean-Baptiste Pigny, à Paris, son effectivement décoratifs. Mais pas plus. Après deux siècles d’évolution, l’art des pendants atteint ici son point de gratuité, avec des nuages, des angelots, des branches d’olivier, des envolées d’étoffes et des torses nus, qui semblent avoir été tirés au hasard au profit d’une allégorie paresseuse : les Arts réduits à une lyre et une trompe, les Lettres à un rouleau blanc.
Comme si le peintre ne retenait que la force plastique de la formule, et s’excusait du symbolisme.
Tête byzantine brune Tête byzantine blonde
Mucha, 1897, lithographies en couleur
Dix ans après, Mucha développe son style décoratif expansif. Sur fond de synapses rayonnantes, deux profils « byzantins » confrontent leur pureté graphique. La princesse brune, parée de gemmes aux couleurs chaudes, lève la paupière et entrouvre les lèvres. En face, la princesse blonde, enchâssée dans les couleurs froides, baisse le regard et garde bouche close.
Deux nuances du mystère fin de siècle, entre la révélation esquissée et le sourire silencieux.
Le musicien et Derrière le rideau
Edmundo Pizzella, 1906 ,Pastels, Collection privée
Ces deux Pierrots ambigus reprennent étrangement, dans une sobriété blanches, la même thématique que les princesses de Mucha. Le Pierrot blond ferme les yeux et la bouche, le Pierrot brun entrouvre les paupières, les lèvres et le rideau. Tandis que l’un fait corps des deux mains avec son violon au repos, l’autre, avec sa parole réprimée par l’index, s’identifie au rideau à peine relevé : d’un côté un sommeil instable, de l’autre une révélation esquissée.
Pierrot
Edmundo Pizzella, 1907 ,Pastels, Collection privée
Cet autre pastel rend évidente la féminité des Pierrots.
Femmes avec chevaux
Bruno d’Arcevia, 1985, Collection particulière
Si l’on regarde la moitié haute, les deux femmes sont vues de face ; et si l’on regarde la moitié basse, celle de gauche est vue de dos.
Pour les chevaux, c’est l’inverse : ils sont opposés en haut et symétriques en bas.
Esthétique de la surprise, de l’élongation et de la torsion : résurrection de la virtuosité maniériste.
Double face (Zwei Seiten)
Gravure de Willi Kissmer, 1995
Autre recto-verso bien balancé, par ce grand spécialiste des plis mouillés.