Il existe au musée d’Orsay une curieuse toile de Pierre Bonnard (1867-1947) intitulée L’Indolente (1899). Je la cite souvent dans mes conférences consacrées à L’Origine du monde comme un exemple des nus féminins que les artistes commencèrent à peindre après que Courbet eût libéré l’Art, avec ce seul tableau hautement transgressif, des conventions qui avaient proscrit, depuis la Grèce antique, toute représentation du sexe et de la pilosité des femmes. Le nu de Bonnard, saisi dans une étrange vue plongeante, attire le regard ; il intrigue car le modèle, qui s’offre dans le large écartement de ses cuisses, sur un lit dévasté, n’exprime guère l’indolence. La charge érotique de l’image et la tension suggérée des jambes démentent tout sentiment de quiétude.
Cette femme n’est pas une inconnue ; il s’agit de Marthe Bonnard, dont l’artiste fera pratiquement son unique modèle. Il la peindra, la photographiera, nue le plus souvent. Détail singulier, sous son pinceau, Marthe ne vieillira jamais ; ce sont toujours les courbes harmonieuses de sa jeunesse qu’il reprendra, en dépit des marques imprimées par le temps.
Marthe reste une énigme, même pour les spécialistes. Il n’en fallait pas davantage pour attirer l’attention de Françoise Cloarec, à qui l’on doit déjà une belle biographie de Séraphine Louis (peintre plus connue sous le nom de Séraphine de Senlis) et de Storr, architecte autodidacte ; deux autres marginaux de l’Art.
Avec L’Indolente – Le Mystère Marthe Bonnard (Stock, 248 pages, 20 €), l’auteure propose un livre passionnant qu’il reste difficile de qualifier : ce n’est pas une biographie stricto sensu, pas davantage un pur roman ; je ne lui ferai pas l’injure de qualifier ce livre de « romanquête », spécialité béhachélienne qui permet au « philosophe » tous les délires et toutes les inexactitudes sous couvert d’une démarche prétendument sérieuse. Avec L’Indolente, enquête rigoureuse, investigation psychologique et narration s’entrecroisent.
Ecrivain, psychanalyste et peintre… les différents talents de Françoise Cloarec sont ici à l’œuvre pour tenter de cerner et surtout de comprendre son héroïne. Pourquoi la jeune Maria Boursin, grisette qui travaillait dans un atelier de fabrication de fleurs artificielles se présenta-t-elle à Bonnard, en 1893, sous le nom de Marthe de Méligny – pseudonyme qui fleurait bon sa courtisane fin de siècle ? Blanche d’Antigny était née Ernestine Antigny, Jeanne de Tourbey, Marie-Anne Detourbay… La particule valait présomption de noblesse pour mieux dissimuler la modestie des origines. Comme l’avait dit Alphonse Allais, « être de quelque chose, cela vous pose un homme comme être de garenne, cela vous pose un lapin »…
Pourquoi Marthe, se prétendant orpheline, cacha-t-elle à son compagnon l’existence de sa famille et mentit-elle sur son âge ? Et, plus intriguant encore, pourquoi le peintre ne chercha-t-il pas à en savoir davantage durant le demi-siècle où elle fut à ses côtés, surtout après qu’il découvrît, lorsqu’il l’épousa en 1925, sa véritable identité ? Marthe n’est pas seulement une femme secrète, c’est une femme à secrets.
Françoise Cloarec ne résout pas toutes ces énigmes. Est-ce si important d’ailleurs ? Elle propose une surprenante histoire d’amour éloignée des conventions, éclaire la peinture singulière de Bonnard, artiste qui ne cédait ni aux modes ni aux mouvements, mais restait sensible à l’influence d’une muse qui, avec les années, lui imposa une misanthropie croissante. Elle dessine une fresque vivante et documentée du monde des collectionneurs, des marchands et des peintres de l’époque, Signac, Vallotton, Vuillard, Matisse ou Ambroise Vollard. Elle livre enfin une chromique du procès retentissant qui, après la mort du peintre, opposa ses héritiers aux ayants droit de Marthe, lequel fonda la jurisprudence définissant le droit moral de l’artiste sur son œuvre.
Le mystère sied à Marthe. Demeurera-t-il irrésolu pour les siècles à venir ? Peut-être les éléments précieux livrés ici par Françoise Cloarec ouvriront-ils des perspectives aux chercheurs qui, avec de l’obstination, de l’intuition et beaucoup de chance, parviendront – prenons-nous à rêver – à exhumer un document ou un témoignage de nature à approcher la vérité. L’histoire de l’art forme un jeu de piste sur lequel il est bon de sa laisser guider.
Illustration : Pierre Bonnard, L’Indolente (1899), musée d’Orsay.