Pourtant, Jaccottet dirait « Et, néanmoins », cette perspective de mort n’est pas la tonalité dominante du livre ; elle apparaît plutôt comme un contrepoint, une réalité à prendre en compte mais qui ne lève ni angoisse (« On peut toujours penser que l’on va vers la mort / Ce n’est pas la pensée la plus dévorante », p.47) ni questionnement métaphysique (« Le monde respire mieux sans Dieu », p.99). Ce qui importe, c’est la vie présente, simple (« Il suffit à chaque minute de rejoindre la suivante », p.82), et une aspiration au bonheur qui ne se dément pas, malgré la détresse ou les difficultés : « Les corps qui marchent vont bien trouver / Un peu de jour qui les désire » (p.47). A partir de là, on renoue avec une thématique qui est celle d’Ariane Dreyfus : l’enfance et la jeunesse, la rencontre amoureuse, la tendresse et l’intimité des corps… « Je découvre une graine dans la phrase / De tendresse / Soir après soir / Il y a une grande transparence / Du temps / Il suffit que ton bras me tienne fort / On passe » (p.49).
Sans que cela soit systématique, on retrouve également d’un poème l’autre l’alternance entre le couple lyrique habituel (« je / tu »), et une forme plus distanciée, « il / elle » , renvoyant à des personnages. Dans « Un chantier de poème », texte placé en annexe dans lequel l’auteure retrace de façon détaillée son travail sur le « Poème contre l’excision », elle écrit : « En général, je préfère passer par le narratif, pour la dynamique possible, et la présence de personnages. » (p.154) Nombre des poèmes du livre racontent des « scènes » vécues par des personnages de fiction dans des films ou des romans : une liste des « sources, si vives, d’inspiration » est donnée à la fin du volume (p.149). L’exemple le plus clair, parce qu’il scande le livre avec une dizaine de poèmes distincts des autres par l’emploi de l’italique et de la justification au centre, est celui du passage par Un cyclone à la Jamaïque, roman de Richard Hughes (1929) repris en film par Mackendrick en 1965. Pour d’autres poèmes, les « personnages » peuvent être issus de la vie réelle ou du monde du spectacle vivant (danse, cirque…). Cette variété d’origines n’empêche pas l’unité : elle tient à ce que l’auteure fait vivre ces personnages avec une telle proximité dans les sensations et émotions qu’ils perdent de leur extériorité et deviennent comme des doubles de la poète, lui permettant de varier l’approche d’une même gamme d’émotions en la plaçant dans des contextes très différents. Cette osmose ou porosité auteure / personnages est nette dans un passage du poème qui met en scène Angèle et Tony, couple de marins-pêcheurs : « Tony a avancé droit sur elle / Parmi les autres femmes / Alors ils ont eu leur fête / Un peu entortillée / Dedans, là où ils vivent // Donc, ça va / * / Moi aussi, je vais // Je ne sais pas quand / Le dernier poème / Je me penche au bord de / Chaque jour /* / Pour se couvrir Angèle enfile / Vite fait un pull »(p.134). Cette intrusion brève de l’auteure dans un poème à la 3° personne montre que le choix des personnages et des scènes n’est pas dû au hasard ou seulement esthétique ; il répond bien à une proximité émotionnelle, que cette familiarité soit de l’ordre du vécu, du rêvé ou, comme ici, de l’analogie : vivre « au bord ». C’est sans doute ce qui permet à Ariane Dreyfus d’évoquer avec autant de délicatesse les sensations ou les sentiments des personnages.
Si ce livre, plus que les précédents, est marqué par l’ombre de la mort, il n’en reste pas moins dans la ligne de vie et de poésie qui est celle d’A. Dreyfus : il faut continuer à vouloir vivre, être heureux, et saisir la beauté quand elle passe, même dans le minime : « Est beau ce qui respire. Est belle. » (p.105), « Les fleurs ternies / De la toile cirée si souvent épongée / Les carreaux rouges et verts / Du tablier jeté sur la chaise / Le pot ouvert la confiture brille » (p.67) … Et puis, après, « Va, poème, va » (p.61).
Antoine Emaz
Ariane Dreyfus, Le dernier livre des enfants, Flammarion, 2016, col. Poésie, 180 pages, 16 €