Un film de : Martin Scorsese
Avec : Andrew Garfield, Liam Neeson, Adam Driver, Shinya Tsukamoto, Tadanobu Asano
XVIIème siècle, deux prêtres jésuites se rendent au Japon pour retrouver leur mentor, le père Ferreira, disparu alors qu'il tentait de répandre les enseignements du catholicisme. Au terme d'un dangereux voyage, ils découvrent un pays où le christianisme est décrété illégal et ses fidèles persécutés. Ils devront mener dans la clandestinité cette quête périlleuse qui confrontera leur foi aux pires épreuves.Ce grand projet, annoncé et reporté pendant plus de vingt ans, voit enfin le jour et succède à deux autres œuvres d'ampleur égale chères à Martin Scorsese, La Dernière tentation du Christ et Gangs of New York. Que le cinéaste ait voulu s'emparer du roman de Shusaku Endo et le transposer au cinéma n'étonne en rien à la vue du film qui en résulte. Son sujet s'inscrit en droite ligne de son projet de cinéma et bâtit de nombreux ponts avec ses films précédents. Il n'en demeure pas moins que Silence est un film unique dans l'œuvre du cinéaste, où celui-ci trouve et élabore une forme inédite.
Nouvelle manière
Sans doute que le fait de tourner au Japon en est en partie la cause; la confrontation à la sensibilité orientale, à son rapport au temps, ne peut qu'exercer une influence certaine sur le style d'un cinéaste. Malgré tout, on est encore loin de Kundun qui, bien que tourné en grande partie au Tibet, conservait la marque habituelle de Scorsese. Silence, en revanche, surprend par son calme quasi-démonstratif, par sa mise en scène lente et retenue qui court pendant tout le film et lui donne un souffle particulier, puissant et serein. Cette souveraineté du geste place Scorsese dans le sillage de Kurosawa auquel le film laisse parfois penser (peut-être Scorsese se vit-il lui-même comme tel?) et aussi un peu de Mizoguchi dans ses tentatives oniriques. Ce basculement est d'autant plus marquant que Silence succède au Loup de Wall Street, un de ses films les plus débridés et impurs. Ces plans toute en horizontalité, parfois un peu trop d'aplomb, ainsi que l'absence de toute accélération du montage, déplacent sensiblement le regard et la position du cinéaste par rapport à ce qu'il raconte. L'absence totale, également, de toute musique extra-diégétique, une première chez lui, est particulièrement sensible et permet du même coup une nouvelle approche du médium qu'en a fait le cinéaste dans ses films précédents. Le fait qu'ici le silence de la musique renvoie au silence de Dieu, contre lequel ne cesse de buter le héros, peut nous amener à penser que, plus qu'une manière de susciter l'action ou d'accélérer le rythme du film, c'est par elle qu'intervient l'idée du divin. Certaines scènes de l'œuvre de Scorsese vont dans ce sens, notamment l'emploi de La Passion selon Saint Matthieu de Bach, clôturant Casino, ou tous les morceaux rock écoutés par le héros mystique et fiévreux de À tombeau ouvert. De fait, ce calme ténu de la mise en scène, par une caméra impassible de bout en bout, dévoile surtout l'absence divine de celui qui se refuse à toute intervention devant le spectacle qui se déroule sous son regard, que ce soit en tordant la narration par divers effets ou en dopant le rythme du récit. Le silence du titre constitue tout l'enjeu et le trouble du film.
Le voyage d'un homme en son âme
Néanmoins, Silence s'inscrit pleinement dans le questionnement initiatique de Scorsese. S'il est un film avec lequel il établit un lien direct, c'est bien Shutter Island, film mineur du cinéaste mais chargé jusqu'à la rupture de toutes les idées inhérentes à son cinéma constamment reformulées. On y retrouve un personnage en partance pour une île où il pourra lever le voile sur une disparition. C'est donc autant l'histoire d'un voyage que d'une enquête dont l'enjeu n'est ni plus ni moins que la recherche de la vérité. Mais pas tant de la vérité factuelle, celle qui amorce le scénario - la disparition physique d'un personnage - que de la vérité intime et profonde du héros. Le décor de l'île, une terre cernée par les eaux, un " marécage " comme il est dit dans Silence, n'est plus tant un territoire géographique qu'un territoire mental duquel le héros tentera de s'extirper, évidemment sans succès, car chez Scorsese, on n'échappe pas à ce que l'on est. Le dilemme cher au cinéaste peut alors resurgir; la " psyché individuelle " affronte la " psyché collective ", et le héros, peu à peu marginalisé par ses propres dogmes et croyances, se voit mis au banc de la société. Car l'illusion du héros, si elle est son entière obsession, constitue aussi son identité-même.
C'est sur ses propres axiomes, établis et fantasmés par lui, que se construit et repose le personnage scorsésien. Or, s'il veut faire partie du monde, il doit détruire ce refuge qui le protège du monde extérieur autant qui le consume car bâti la plupart du temps sur une méprise. Le trajet fait pour admettre la " vérité " est toujours violent et dépossède le héros de toutes les croyances sur lesquelles il avait fondé son être. Cependant, le héros scorsésien aspire toujours à la grâce, il entame donc sa propre passion et finit par faire un pas vers la rédemption. C'est la reconnaissance de sa culpabilité chez Teddy dans Shutter Island, c'est l'abjuration de Dieu chez Rodrigues dans Silence. Il devient un être neuf, libre. Mais en dernier ressort, et ce depuis Taxi Driver, il retombe toujours, in extrémis, dans sa névrose première qui signe à la fois sa perte et peut-être son véritable salut. Cette foi en son obsession, au sein de laquelle il se révèle autant qu'il se complaît, vaille que vaille, est constitutive de l'œuvre de Scorsese. C'est une morale toute chrétienne: pour entrer dans la grâce, il faut nécessairement passer par la souffrance, à l'image du Christ, avant d'atteindre la sainteté. Le héros est de fait un personnage ambigu, à double face, à la fois prêcheur et déjà coupable de cette parole à laquelle il soumet son prochain. Il porte en lui une part du mal, qui résulte directement de cette capacité qu'il a de se croire du côté du bien. Ce mal caché touche au péché d'orgueil; il revient à se prendre pour le Christ lui-même et, ainsi, à nier son existence en tant qu'autre possible. Scorsese en fait la scène la plus littérale de toute son œuvre, lorsque Rodrigues projette sur son reflet une image du Christ à laquelle se mélange son propre visage. Scorsese n'est pas dupe de son héros et pose sur lui un regard critique en inscrivant la scène à travers la figure de Narcisse. Il filme cette confusion comme une véritable psychose, une perte de soi chez le personnage prisonnier de son fantasme. Ici, c'est une psychose plutôt pieuse, en accord avec la gravité du film. Ce n'est pas la plus extrême. Bien plus dérangeante est celle de Rupert Pupkin dans La Valse des pantins.Le cas Scorsese
Au final, la question est de savoir si l'initiation réussie ou non du héros se déporte sur le cinéaste. Où en est Scorsese dans son rapport à la foi et à l'idée de culpabilité, très " premier degrés ", parfois grossière, depuis plus de quarante ans de cinéma où il n'a eu de cesse de retravailler cette question? Cela reste indécidable. On ne peut s'empêcher de penser, à l'issue du film, que l' incapacité de son héros, sans doute moins dupe qu'il en a l'air, à changer véritablement est un signe de l'incorrigibilité du cinéaste, finalement incapable lui aussi de passer le pas. S'il est en bloc du côté de son personnage, c'est qu'il y a chez lui une part de naïveté et d'incurable innocence que l'on trouvait déjà dans le Charlie de Mean Streets. Quelque part, Scorsese n'a pas bougé, et s'il a depuis exploré d'autres horizons, notamment le bouddhisme, il reste indéfectiblement lié à cette approche chrétienne du monde, puissante et primaire.
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