Ces pendants opposent deux états particuliers du paysage , aux fortes connotation symboliques: : le matin et le soir.
Claude Lorrain, 1642 – 1643, Musée du Louvre
Ces deux pendants ont été peints à Rome pour Angelo Giori, fait cardinal en 1643. Comme d’autres pendants de Claude, ils opposent la campagne et la mer, une scène biblique et une scène antique, dans une architecture classique qui fait fi de la vraisemblance au profit de la Beauté éternelle.
Dans le premier pendant, le jeune berger David baisse la tête humblement pour recevoir l’onction. A l’extérieur du portique, un serviteur accompagné de deux chiens contemple la scène. Derrière, on amène un bélier pour le sacrifice. Au fond, un pont unit la ville et la campagne. Une caravane y passe, des moutons paissent, des femmes s’occupent des enfants à l’ombre d’un arbre : c’est la paix et la prospérité (il se peut que cette mise en scène d’une intronisation prometteuse ait à voir avec la récente dignité du commanditaire).
Dans le second pendant, le mouvement va dans l’autre sens, de gauche à droite. Les chroniques romaines racontent l’arrivée de Cléopâtre à Tarse, portant les vêtements d’Aphrodite et une profusion de bijoux et de parfums, dans une embarcation à la poupe dorée, avec des rames d’argent et des voiles pourpres . Claude Lorrain n’a pas insisté sur le luxe : le riche bateau est bien là , mais l’or des bijoux est passé dans la lumière. Un serviteur avec deux chiens va au devant de la reine, que Marc-Antoine est venu accueillir sur la pas de la porte.
D’un côté, le tout début d’un règne pieux et béni ; de l’autre, le tout début d’une aventure fatale, entre une reine sensuelle et un aventurier. Mais Claude Lorrain traite en sourdine ces contrastes moraux, afin de ne pas étouffer le sujet principal du pendant :
la splendeur inaugurale de l’aube, la splendeur terminale du crépuscule.
Joseph Vernet, 1747, Ermitage, Saint-Pétersbourg
La mer calme contraste avec les cascades mouvementées, la côte napolitaine avec la campagne romaine. Mis à part la classique composition en V, Vernet s’intéresse peu à la logique des pendants. Son succès tient au traitement raffiné de la lumière : un matin doré aux lointains embrumés près de la mer, une fin de journée aux ombres tranchées en pleine terre.
Joseph Vernet, 1752, Collection privée
Ici le lieu est le même : deux ports. Mais les lumières sont complètement différentes, entre le crépuscule et le clair de lune, traité ici avec un réalisme novateur.
« Les paysages imaginaires de Vernet, bien que s’inspirant librement de paysages de la côté au Sud de Rome autour de Naples, marquent l’abandon de la demande purement topographique au profit de quelque chose de plus naturel ; c’était leur insistance sur la nature, les formations rocheuses, les conditions météorologiques, les effets du soleil et de la lune sur les différentes surfaces qui intéressaient la plupart de ses patrons étrangers, à partir des années 1740. Ils évoquaient plus que le souvenir d’un emplacement : celui d’une sensation. A la fois naturalistes et évocateurs de l’expérience des voyageurs en Italie, ils étaient à apprécier lors du retour des patrons sous les climats plus calmes de l’Angleterre ou d’ailleurs. Pour les voyageurs du Grand Tour ou les aristocrates européens, ces paysages étaient moins faits pour réveiller le souvenir d’un lieu précis que pour symboliser la traversée des mers dangereuses, l’arrivée sain et sauf au port, la campagne parcourue par l’oeil d’un touriste averti. » Notice Sotheby’s, [1]
Dans Le Soir, la lumière dorée et les ombres longues rehaussent les scènes pittoresques du premier plan : dockers soulevant un ballot, tandis que des collègues oisifs entreprennent une voyageuse qui attend son bateau en tricotant.
Dans le second tableau, la virtuosité réside dans la cohabitation entre les deux sources de lumière :
- côté feu, seules sont discernable les femmes qui préparent la soupe, tandis que les hommes attendent dans l’ombre ;
- côté pleine lune, les silhouettes en ombre chinoise des pêcheurs qui s’activent s’échelonnent, du premier-plan jusqu’à l’infime au delà de l’arche de pierre. Autour de l’astre nocturne des chauve-souris volettent : tout un pré-romantisme en gestation.
En vingt cinq ans, Vernet a réalisé plusieurs séries des Quatre Parties du jour :
- pour le château de Russborough du brasseur Joseph Leeson, en 1749 ;
- pour un commanditaire inconnu, en 1757 ;
- pour Monsieur Journû de Bordeaux en 1760 ;
- pour la bibliothèque du Dauphin à Versailles en 1762 ;
- pour Louis XV et la bibliothèque du château de Choisy en 1765 ;
- pour la Du Barry et le château de Louveciennes en 1775.
La série de Russborough et celles du Dauphin (ci-dessous) sont exclusivement maritimes.
Série du Dauphin, 1762, Château de Versailles
Il serait fastidieux de les présenter toutes, car elles sont basées sur le même principe : un pot-pourri des formules à succès du peintre, permettant de goûter à la fois le rendu des effets de lumière et des ambiances météorologiques [2] :
- le matin : soleil levant sur un fleuve (avec baigneuses, lavandières ou pêcheurs) ou un port, temps calme ;
- le midi : mer ou rivière, tempête ;
- le soir : un port ou un torrent (avec baigneuse ou pêcheur), soleil couchant ;
- la nuit : un port avec un feu sur la rive, pleine lune.
A titre d’exemple, voici une des plus anciennes :
Les quatre heures du jour
Joseph Vernet ,1757, Art Gallery of South Australia, Adelaide
https://en.wikipedia.org/wiki/Four_Times_of_the_Day_(Joseph_Vernet)
Commandé en 1778 par le collectionneur Denis-Pierre-Jean Papillon de la Ferté, ce pendant sans prétention reprend l’opposition devenue machinale entre le soleil levant et le clair de lune.
Fragonard, 1767-1773, collection privée
A l’opposé des déclinaisons infinies de Vernet, Fragonard choisit l’allégorie et réduit les effets à leur strict minimum : des putti, qui symbolisent la sensualité et la vitalité à l’état brut, sont représentés le jour en vol groupé – mimant avec les bras les ailes des colombes, la nuit assoupis en tas sur un drap rose.
Quant au paysage, il est réduit à un ciel nuageux : bleu et rose violemment éclairé par la gauche, gris et illuminé par une pleine lune à droite. Ainsi les deux vieux astres bibliques du Jour et de la Nuit encadrent discrètement ce grouillement païen de bras dodus et de fesses joufflues, évocateur de voluptés charnelles.
Géricault, 1818, Munich, Nouvelle Pinacothèque
Géricault, 1818, Paris, Musée du Petit Palais
Géricault, 1818, Metropolitan Musem of Art,New York,
Ces trois grands tableaux que Géricault a peints en 1818 après son retour de Rome, formaient un cycle dont la destination reste énigmatique . Y avait-il une quatrième toile, la Nuit ? Les indices sont contradictoires : il reste un croquis représentant un port au clair de lune, réalisé par Nat Leeb qui dit avoir acheté les quatre tableaux en 1937 ; selon ce témoignage, le quatrième tableau aurait été endommagé par la pluie durant la guerre, puis vendu à un obscur collectionneur brésilien. Mais d’un autre côté, les factures du fournisseur de Géricault, qui ont rendu certaine la datation de 1818, ne mentionnent que trois châssis de la même taille [3].
L’influence de Vernet [4] est manifeste dans les sujets :
- un départ à la pêche pour le Matin
- un orage pour le Midi
- une baignade pour le Soir.
Comme chez Vernet, des éléments unificateurs sont présents : le fleuve, le pont, la montagne, le village, les monuments antiques. Mais l’éclairage dramatisé et l’artificialité assumée tranchent radicalement avec les conceptions de son prédécesseur [5].
Le matin
Seule l’amorce d’un pont est visible sur la rive gauche, à côté du village. Une barque est échouée rive droite, cinq hommes la tirent et la poussent pour tenter de la mettre à flot. Le palmier jauni et la montagne au profil de sphinx, références vaguement égyptiennes, nous remémorent l’histoire d’une autre embarcation : le berceau de Moïse mis à flot dans le Nil pour le sauver de l’assassinat.
Le début du jour coïncide le début d’une vie.
Le midi
Comme l’a montré Joanna Szepinska-Tramer [6], la construction est un mixte de la tombe de Cecilia Metella et du tombeau des Plautes, recomposée à partir d’un recueil de gravures de Florent Fidèle Constant Bourgeois (1804) : nous sommes donc très loin d’une peinture sur le motif.
Le pont, plus large, est en partie ruinée. La famille qui vient des montagnes enneigées n’a, pour gagner le village, d’autre solution que de demander de l’aide à des pêcheurs. A voir le ciel gris qui les attend de l’autre côté, la traversée manifestement ne résoudra pas tous les problèmes.
Derrière eux, un détail macabre que Géricault n’avait pu voir qu’en Italie, ajoute au côté dramatique de la fuite : un poteau auquel sont attachés les membres de brigands est planté au bord du chemin, à l’emplacement de leur crime.
Le milieu du jour coïncide avec la fondation d’une famille et les orages de la vie.
Le soir
Le pont est maintenant totalement construit : il est même à deux étages, comme si une oeuvre nouvelle avait surélevé l’oeuvre ancienne. Juste en dessous, un vieillard en bleu blanc rouge et bonnet phrygien discute avec un baigneur, autre figure d’un pont transgénérationnel. Ce soir tranquille où l’on se baigne entre les ruines inoffensives d’une tour romaine et d’une tour médiévale, ressemble fort à un paradis républicain.
Le soir du jour coïncide avec la sagesse, la propreté, l’élévation.
Thomas Cole, 1838, National Gallery of Arts, Washington
Commandés par un riche propriétaire terrien, les deux tableaux devaient avoir pour sujet le Matin et le Soir. En imaginant le thème du chevalier qui part et revient de la guerre, Cole les a transformés en peintures d’histoire tout en développant considérablement la logique interne du pendant.
Sortant du premier tableau par la droite, salué par un moine, le fringant chevalier sur son cheval caparaçonné de jaune rentre dans le second par la gauche, salué par un moine et porté sur un brancard. Ainsi l’histoire rajoute mécaniquement les oppositions entre
- le Départ et le Retour,
- l’Adieu et le Bonjour,
- le Nombre et la Rareté,
- le Profane (le château) et le Sacré (la cathédrale),
- la Vie et la Mort.
De plus, pour faire bonne mesure, Cole a situé les scènes à des saisons opposées, le Printemps et l’Automne.
L’opposition entre la Montagne et la Plaine double la dynamique chronologique, de gauche à droite, par une dynamique gravitaire, de haut en bas : plutôt que du château isolé par son pont-levis relevé, c’est de la cascade alpestre que la troupe semble jaillir pour se répandre sur la route en S, passer au premier plan et s’évanouir finalement dans la plaine chrétienne, grande ouverte vers l’horizon. Ainsi le pendant donne à voir, continu d’un panneau à l’autre, l’écoulement concomitant du temps et de la vie humaine, depuis sa source céleste jusqu’à son couchant.
Enfin, pour magnifier le thème principal, Cole a choisi pour le Matin un éclairage latéral venant de droite, et pour le Soir un contrejour : c’est donc un unique soleil, caché dans l’espace intermédiaire, qui illumine les deux panneaux, dans la grande tradition des pendants architecturaux.
Réalisé au retour d’un voyage en Europe, ce pendant montre l’influence lointaine de Claude Lorrain et l’influence proche de l’ami Thomas Cole, que les commentateurs de l’époque ont bien notée.
Le matin
Dans un paysage antique, le Matin montre de face une famille nucléaire debout au pied d’une statue de l’Espérance (avec son ancre), devant une enfilade de troncs en V dans lesquels il faut voir autant d’arbres généalogiques : « Croissez et multipliez ». Au fond, tous se dirigent vers un Temple.
Le soir
Dans un paysage médiéval, le Soir montre de dos une vieille femme qui se repose, assise à côté d’un chapiteau tombé d’un temple en ruine. Elle est éloignée du bouquet d’arbres (sans descendance), isolée comme le tronc mort à côté de la colonne : on comprend qu’elle n’avancera pas plus loin, clouée par sa canne à l’entrée du tableau. Au fond, tous se dirigent vers une Cathédrale.
La logique du pendant
En passant de l’arrière-plan au premier plan, du bâtiment neuf à la ruine, le temple païen de l’autre tableau cède la place, tout comme la vieille femme, à un autre futur, un futur chrétien : avancer dans la profondeur est en somme comme avancer dans le temps.
Haute résolution : https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/the-morning-of-life/TAH0jQwvBw-I0g
Turner, 1843, Tate Gallery, Londres
Dans ce pendant tardif et expérimental, Turner prend le Déluge comme support pour illustrer les théories de Goethe sur le contraste émotionnel entre les couleurs froides et les couleurs chaudes :
- le bleu et tous ses dérivés, violets et violets suggèrent la tristesse et l’abattement ;
- les rouges, les jaunes et les verts sont associées au bonheur, à la gaieté, à la joie .
Ombre et obscurité – Le soir du déluge
Seule est reconnaissable une ligne d’oiseaux noirs, au dessus d’épaves indistinctes, vaguement animales, avec au centre la silhouette presque indiscernable de l’arche.
Des vers de Turner explicitent le tableau :
« La lune faisait son signe de malheur sans réponse ; Mais la désobéissance dormait; Le déluge sombre se refermait autour Et le dernier signe est venu: le bâtiment géant a flotté, Les oiseaux réveillés abandonnèrent leurs abris nocturnes en criant, Et les bêtes se dirigèrent vers l’arche. » Turner, les Faussetés de l’Espérance « The moon put forth her sign of woe unheeded;
But disobedience slept; the dark’ning Deluge closed around
And the last token came: the giant framework floated,
The roused birds forsook their nightly shelters screaming,
And the beasts waded to the ark ».
Turner – The Fallacies of Hope
Lumière et couleur (Théorie de Goethe)- Le matin après le déluge – Moïse écrivant le livre de la Genèse
Ici, l’explosion triomphale de lumière célèbre l’alliance de Dieu avec l’homme. Au centre, sous la silhouette de Moïse écrivant, on distingue le serpent d’airain qu’il avait élevé dans le désert pour guérir les Hébreux des morsures des serpents. Au dessous, d’innombrables têtes humaines flottent, prises dans des bulles brillantes. Tandis que l’ensemble du tableau forme également une grande bulle irisée.
Cependant l’opposition entre les deux tableaux est loin d’être manichéenne, comme le montre le poème qui accompagne celui-ci, et sa conclusion pessimiste sur la transience des êtres :
Les époux Arnolfini
Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres
Portait de sa mère
Whistler, 1872, Musée d’Orsay, Paris
L’arche s’était fixée sur Ararat; Le soleil revenu Faisait s’exhaler de la terre des bulles humides, et émule de la lumière, Reflètait ses formes perdues, chacune en forme prismatique Précurseur de l’espoir, éphémère comme la mouche d’été Qui naît, volette, croît et meurt.
Turner, les Faussetés de l’Espérance
The ark stood firm on Ararat; th’ returning sun Exhaled earth’s humid bubbles, and emulous of light, Reflected her lost forms, each in prismatic guise Hope’s harbinger, ephemeral as the summer fly Which rises, flits, expands, and dies.Turner – The Fallacies of Hope
Par ailleurs, le titre fait explicitement référence aux expériences optiques de Goethe dans sa « Théorie des couleurs », en particulier aux « post-images », tâches colorées qui se produisent si on ferme l’oeil après avoir été ébloui par le soleil, et qui prouvent que celui-ci n’est pas un simple récepteur passif. [7]
« La vision du soleil qui avait dominé tant de tableaux de Turner, devient maintenant une fusion de l’oeil et du soleil. Par la post-image, le soleil s’intègre au corps, et c’est le corps qui agit comme la source de ses effets. » [8].
Ainsi ce tableau inaugure un renversement de la conception du réel, non plus donné externe mais construction par le regard.
La logique du pendant
La complexité du pendant tient à la superposition de deux thèmes, dont l’un crée une opposition et l’autre une solidarité entre les deux tableaux :
- opposition des effets optiques de l’ombre et de la lumière, du noir et des couleurs ;
- composition et message similaires :
- au centre un symbole d’espérance (l’arche ou le serpent d’airain, tous deux précurseurs de la Croix et du Salut),
- au dessous des cadavres et des bulles qui dénient cette espérance religieuse, et renvoient au grand cycle naturel de la la création et de la destruction.
Sarazin de Belmont (Louise-Joséphine), 1865, Musée des Beaux Arts, Tours
Le Matin est une vue plongeante depuis le Capitole, en direction de l’Est. Au premier plan, un peintre dessine les colonnes du temple de Saturne, tandis que deux troupeaux de vaches arrivent ou paissent déjà dans le Forum. On distingue à gauche, en plein contrejour, l’arc de Septime Sévère qui termine la Via Sacra. L’aube ressuscite un « campo vaccino » bucolique, depuis longtemps disparu en 1865 (à en croire le tableau ci-dessous).
Le forum romain
Salomon Corrodi,1845
Le Soir est une vue plongeante prise dans l’autre sens, depuis le Colisée, en direction de l’Ouest. Au premier plan, un berger rentre son troupeau de chèvres, tandis qu’un autre troupeau (touristes, prêtres, militaires ?) visite visite l’esplanade du Temple de Vénus et de Rome. On distingue à gauche, en plein contrejour, l’arc de Titus qui ouvre la Via Sacra, et une autre escouade qui passe. Le crépuscule qui cuit les vielles briques est propice à faire ressurgir les fantômes des Triomphes passés.
Ainsi le soleil couchant ravive la Rome impériale, tandis que le soleil levant fait revivre les temps du Grand Tour. [9]
Triptyque des marchands de craie
Léon Frédéric, 1882, Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique
Le matin
La grande soeur, en tête, fait le travail d’un homme, la hotte de craie sur ses épaules : elle essaie d’en soulager le poids en passant ses mains dans les bandoulières. Derrière elle, le père porte en plus, dans sa hotte, un jeune enfant qui dort ; il donne la main au petit frère qui mange une tranche de pain. Le trio est vu de face, cadré à gauche, au bas d’une descente.
Le soir
Le père, en tête, fait le travail d’une femme, portant un jeune enfant dans ses bras, la hotte vide sur ses épaules. Derrière lui, la grande soeur ramène elle-aussi sa hotte vide ; elle donne la main au petit frère, emmitouflé dans des chiffons pour lutter contre le froid. Le trio est vu de dos, cadré à droite, au bas d’une côte. Très haut sur la butte, une maison domine – château-fort de ceux qui ont, la roulotte de ceux qui n’ont pas grand chose : à peine une marmite qui fume à même le sol.
Le midi
La mère avec deux autres jeunes enfants sont venus les rejoindre pour le repas, plus la soeur cadette qui s’est assise près du père. Deux maigres troncs désignent les deux soutiens de famille : la mère, assise sous l’église indifférente ; le père, assis sous l’usine qui ne veut pas de lui. Un long égout horizontal sépare le village de ceux qu’elle rejette. La vue plongeante expose à cru les stigmates de la misère : la cruche cassé, le maigre contenu de la bassine et des écuelles, les plantes des pieds nus et les sabots crottés du père, puisqu’on réserve l’unique paire au plus indispensable.
La logique du pendant
Le matin, le midi et le soir ont perdu ici toute ambition météorologique : le ciel est uniformément gris, la lumière absente, la route glacée, l’herbe pâle, comme si la poudre de craie avait contaminé le paysage. Les trois moments de la journée sont réduits à leur dimension purement animale : manger, manger, manger. Les hottes extériorisent la logique des estomacs qui se vident et qu’il faut regarnir, Sisyphes des Ardennes voués à une réitération indéfinie.
Le midi
Triptyque de l’Age d’Or
Léon Frédéric, 1900-01, Musée d’Orsay, Paris
L’Age d’Or constitue une antithèse éclatante de l’Age de Craie : l’éternel bonheur dans une campagne luxuriante au lieu des allers-retours quotidiens dans une plaine désolée.
Frédéric a conservé la vue plongeante et certains principes de composition :
- le matin, des chevaux s’éloignent sur une route descendante ;
- le soir, un cheval remonte vers la ferme une charrette débordante de paille, tandis que des femmes rentrent sans efforts des corbeilles de pommes.
Mais ici, le point de référence est inversé : c’est la maison qui reste au premier plan et la route qui est marginalisée. Prés contre terrasse, fleurs contre fruits, chat contre chien, moulin contre meules de foins, bébé qu’on fait voler contre enfant qui fait ses premiers pas : les deux panneaux latéraux affichent des symétries marquées.
Est-ce par référence à sa première oeuvre à succès que Frédéric, vingt ans plus tard, a baptisé ce triptyque Matin, Midi et Soir ? Car les trois panneaux montrent à l’évidence un autre trio :
- le Printemps avec ses arbres et ses prairies en fleur,
- l’Eté où les bergers et les moutons innombrables dorment sous la chaleur écrasante,
- l’Automne, avec ses meules sous le soleil couchant, tandis qu’on fait goûter aux enfants les pommes et les raisins sous la treille.
Le titre est plus profond qu’il ne semble : l’Age d’Or est celui d’une éternité heureuse, où les années passent comme les jours, et où donc le cycle paisible des saisons a remplacé le cycle épuisant des heures.
Une seconde métaphore est à lire dans chacun des panneaux : s’y mélangent, dans une joyeuse harmonie, des enfants, des femmes et un couple de vieillard – matin, midi et soir de la vie.
Mais l’intérêt principal du triptyque est dans ses ellipses : l’Hiver ne nous est pas montré, et le seul homme du tableau (mis à part le vieillard) est le père qui dort dans le panneau central, armé d’une houlette pacifique.
Comme si l’expulsion de la Mort réclamait l’exclusion de l’Homme.
« Les artistes ont généralement observé qu’en le divisant en quatre parties, on trouvoit en chacune d’elles et à l’instant déterminé pour chaque division, des contrastes plus décidés, des oppositions plus prononcées et des effets plus distincts. » La représentation d’un orage pour l’heure de midi est également recommandée ».
Pierre-Henri de Valenciennes, Eléments de perspective pratique à l’usage des artistes, suivis de réflexions et conseils à un élève sur la peinture et particulièrement sur le genre du paysage, Paris, Desenne, Duprat, 1800 ; fac-similé, Genève, 1973, 2e éd. augmentée, Paris, Payes, 1820., p. 405-407, 427-456. « (…) [3] L’étude la plus récente et la plus fouillée, passionnante comme une enquête policière, est celle de Gary Tinterow : »Géricault’s Heroic Landscapes: The Times of Day », Metropolitan Museum of Art, 1990, librement téléchargeable sur le site du MET : http://www.metmuseum.org/art/metpublications/Gericaults_Heroic_Landscapes_The_Metropolitan_Museum_of_Art_Bulletin_v_48_no_3_Winter_1990_1991 [4] Géricault avait pu voir ses oeuvres au Louvre, ou chez Horace Vernet dont il était très proche. [5] Pour une mise en perspective historique et esthétique, on peut se référer à « Composition du paysage et émergence du sens. La peinture de paysage et l’art des jardins autour de 1800″, Peter Schneemann, Revu germanique internationale, 1997 http://rgi.revues.org/621?lang=en#ftn45 [6] Joanna Szepinska-Tramer, Recherches sur les paysages de Géricault, Bulletin de la Société d’histoire de l’art français, 1973, p. 299-317. [7] Pour une discussion très détaillée sur l’influence de Goethe sur Turner, voir Angel in the Sun: Turner’s Vision of History, Gerald Finley, p 201-209
https://books.google.fr/books?id=uxroHjm2QAIC&pg=PA206&lpg=PA206&dq=The+moon+put+forth+her+sign+of+woe,+unheeded&source=bl&ots=ZNkqCATzt_&sig=R2o9vOVMwYd5Ey_a-J0LKtQFSJ8&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjcyq2tkqfRAhWLvxQKHRznBAQQ6AEIMDAD#v=onepage&q=The%20moon%20put%20forth%20her%20sign%20of%20woe%2C%20unheeded&f=false [8] Jonathan Crary, Techniques of the Observer: On Vision and Modernity in the Nineteenth Century. Cité dans http://www.tate.org.uk/context-comment/articles/sun-god [9] Pour des vues d’artistes du Forum Romain au cours des siècles, on peut consulter : http://www.rome-roma.net/site-rome-art.php?lieu=forum%20romain
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