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Le triangle du pouvoir, de la religion et des médias : Mawlana de Magdi Ahmed Ali

Publié le 01 février 2017 par Gonzo
Affiche du film MawlanaAffiche du film Mawlana

إنما الأعمال بالنيات : « Les actions tiennent à leurs intentions » rappelle un célèbre Dit prophétique (hadith), rapporté par le calife Omar. « La fin justifie les moyens en quelque sorte », un argument auquel on ne peut s’empêcher de penser pour évoquer la sortie au Caire, dans une bonne soixantaine de salles, de Mawlana (Mawlâ-nâ مولانا), le film tiré du roman (déjà chroniqué sur CPA) publié, sous le même titre, par Ibrahim Issa (sur cette étonnante personnalité des médias, voir cet article dans la revue anglophone Madamasr).

Le titre reprend une tournure respectueuse fréquemment utilisée pour s’adresser à une autorité religieuse (littéralement : « notre maître ») et qui n’est pas sans poser un petit problème de traduction. Ainsi, pour la version anglaise donnée par Jonathan Wright l’année dernière, les éditions de l’Université américaine du Caire ont retenu The Televangelist, une solution qui permet sans doute aux lecteurs non arabophones de percevoir immédiatement qu’il s’agit de l’univers impitoyable des stars de la prédication télévisée, mais qui rappelle peut-être abusivement l’univers chrétien. Telecoranist ne s’étant pas imposé, les producteurs du film ont choisi, quant à eux, The Preacher, pour évoquer ce phénomène majeur de la scène médiatique arabe, celui de ces prédicateurs qui, par leurs talents oratoires, se taillent un succès à faire pâlir de jalousie leurs collègues, y compris ceux qui sont réputés être plus titrés et même savants mais qui ne bénéficient pas de la même « aura » auprès du public.

À la radio d’abord, puis grâce aux K7 qui firent la célébrité de cheikh Kichk par exemple (dont le vingtième anniversaire de la disparation est passé bien inaperçu), ensuite sur les centaines de chaînes satellitaires spécialisées, pour nombre d’entre elles, dans le créneau du religieux (voir Chaînes de fatwas et fatwas à la chaîne), et désormais aujourd’hui sur internet et singulièrement sur les réseaux sociaux (voir par exemple Le ‘petit juge’ islamique et le gros compte Twitter : al-‘Aarifi vs al-Gaith), on ne compte plus les stars de la prédication islamique dont la parole occupe, dans l’espace public, une place considérable.

De quoi, naturellement, susciter des passions et des ambitions bien terrestres, sur fond d’intrigues politiques et d’intérêts économiques, comme le raconte à sa façon le roman (bien vendu) écrit par Ibrahim Issa. Le film qui en a été tiré semble lui aussi appelé à un grand succès. Pourtant, il fut un temps question d’abandonner le projet après la diffusion, durant le ramadan de l’année 2013, de Al-Dâ’iya (Le prédicateur), un feuilleton sur un thème vraiment très proche. La sortie en salle a été compliquée également, en raison d’un piratage comme il s’en produit de temps à autre en Égypte, c’est-à-dire avec la mise en circulation sur internet de copies illégales qui diminuent d’autant la possibilité pour le producteur de rentabiliser son film.

Le plus difficile à surmonter, toutefois, ont été les réticences de l’institution religieuse officielle, et de ses soutiens, qui n’avaient guère envie de voir diffusée sur les écrans une image en définitive assez peu flatteuse des hommes de religion. Plusieurs d’entre eux, occupant des responsabilités importantes, ont protesté contre un film qui, selon eux, se moque des cheikhs et des imams, en déformant leur image auprès des masses ». Dans le style qui le caractérise, Shoukri El-Guindy (شكري الجندي ), député membre de la Commission aux affaires religieuses au Parlement, s’est montré de loin le plus virulent en considérant que le cinéma ne devait en aucun cas s’intéresser aux hommes de religion et en réclamant, une fois de plus, que les œuvres traitant de près ou de loin de la religion soient soumises à l’appréciation des spécialistes du domaine, et non pas au commun des mortels, « gens de passions pour lesquels les intérêts personnels et matériels passent avant ceux de la religion et de la patrie (أصحاب الأهواء من المصالح الشخصية، وتحقيق المصلحة المادية ). Sans surprise, les salafistes (le mouvement Dafee دافع en particulier) , directement mis en cause dans le livre comme dans le film, ont eux aussi appelé à l’interdiction d’un film « dégradant, qui se moque des oulémas et des cheikhs (هابط يسخر من العلماء والمشايخ ).

Malgré tous ces obstacles, les producteurs ont eu raison d’insister car les trois premières semaines d’exploitation ont placé Mawlana en tête du box-office. On peut même imaginer qu’ils n’ont jamais vraiment douté du soutien du public, ni même, ce qui peut étonner davantage, de celui, implicite, des autorités. Certes, l’auteur du livre et du scénario, Ibrahim Issa, est moins que jamais en odeur de sainteté. Il a d’ailleurs été contraint de mettre un terme, il y a quelques semaines, à son émission hebdomadaire sur la chaîne Al-Qâhira wal-nâs à la suite de pressions venues notamment du Parlement. Néanmoins, comme certains l’ont remarqué, on peut estimer que les critiques mises en avant par le film ne sont pas forcément contradictoires avec la réforme du discours religieux que le régime souhaite mettre en place, non sans difficulté, depuis deux bonnes années.

A l’image du roman, le film met en scène un cheikh « moderne » – sur le sens qu’on peut donner à ce terme, repris tel quel en arabe, voir ce billet – qui, par sa sincérité, sa simplicité et ses talents oratoires, devient presque du jour au lendemain une star de l’islam médiatique. Malheureusement pour lui, cette ascencion fulgurante se trouve rapidement menacée par la convergence d’intérêts qui cherchent à le manipuler pour leurs propres objectifs politiques, policiers ou encore économiques. En totale opposition avec les courants salafistes (les méchants du film) mais également avec les autres lectures moins extrémistes de l’islam politique (des scènes font immanquablement penser à certaines des fatwas, particulièrement ridicules, délivrées à une époque où les Frères musulmans étaient encore au pouvoir), le jeune cheikh devient rapidement le jouet d’enjeux tellement importants qu’on a l’impression que sa foi va vaciller…

Accroché à une actualité encore brûlante – un personnage évoque sans beaucoup de mystère, mais dans des circonstances rocambolesques, l’un des fils de Moubarak –, le film est clairement un produit « grand public », tourné selon les lois du genre en Égypte (c’est-à-dire selon des codes qui ne se superposent pas exactement à ceux du cinéma européen par exemple). Même si le résultat n’est pas vraiment étonnant de la part d’un réalisateur, Magdi Ahmed Ali (مجدي أحمد علي ) qui travaille toujours dans cet esprit, quelques critiques (voir cet article en arabe dans Madamasr par exemple) se sont agacés devant les incohérences et les facilités d’un scénario bien trop manichéen. Par rapport au roman initial, le film propose un traitement bien trop superficiel de la « radicalisation », en suggérant une lecture « rationnelle » de l’islam pas tellement différente en définitive de celle que cherche à promouvoir le régime. D’autres (voir cet article dans Al-Akhbar) trouvent que le film en fait manifestement beaucoup trop, qu’il n’évite pas toujours de tomber dans la facilité, mais qu’il reste une œuvre utile par sa dénonciation du triangle de la religion, du pouvoir et des médias . (On pourra y ajouter le sexe si on veut faire carré !)

Un point de vue qui, sans l’ombre d’un doute, juge les actions à leurs intentions comme le veut la formule évoquée au début de ce billet. C’est sans doute bien faire la part des choses lorsqu’on apprend que, même dans le très libéral et « moderne » Liban, la censure n’a pas encore donné son visa à un film que certains voudraient interdire… au nom de la religion.

La bande-annonce du film :


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