(Note de lecture), Krzysztof Siwczyk, "Ailleurs est maintenant", par Mazrim Ohrti

Par Florence Trocmé

Recueil de poèmes en prose d’un poète polonais de quarante ans qui a publié plusieurs fois dans son pays d’origine. Le titre est clair : le lieu imprime le mouvement hors de toute linéarité temporelle. Le topos innommé se détermine à l’instant T (kairos). Au poète de porter le poème (à la fois lieu et instrument de rhétorique) à son acmé. « La poésie de Siwczyk n’est pas séduisante », rappelle Isabelle Macor, sa traductrice, en postface. Sa mise en garde comme une valeur inhérente à cette écriture, à l’opposé d’une poésie d’ornement, a de quoi justement séduire. Siwczyk constate, estime la situation de l’individu (donc la propre sienne) à travers ses actes, sa pensée et son expérience, autrement dit sa culture et sa condition en regard du monde en sa fabrique, par « surcroît de vision ». Les affects du poète sont latents (ou émoussés) pour qu’y prenne pied une impulsion lyrique malgré un ton mélancolique ici ou là. Certains effets, même, ne sont pas sans rappeler la tradition objectiviste (littéraire) au sens de l’effacement du poète derrière le réel concret : « Parfois il n’y a rien à habiller ni laver. / On est dans la course. » Et encore : « Il a fermé / la porte, a sorti la poubelle et l’a raccompagnée au train. » La poésie de Siwczyk, décomplexée à la façon d’une certaine poésie américaine, convoque tous les niveaux de sa conscience par l’intermédiaire d’un langage qui puise aussi bien à la logique philosophique (« Le phénomène devance l’instant d’hésitation ») qu’au discours oral terre-à-terre (« le réel sur garantie / foire un peu… ») sans que cela soit contradictoire mais pour ajuster sa quête d’une proximité avec le lecteur. Description, narration et réflexion se recoupent parfois derrière une voix d’éthologue presque froide (« Mus par manques de motifs, / lui et elle, éléments se mouvant / d’avant en arrière et de côté. »). Et ce, même si le sujet parlant (en éveil permanent) se réfère au tout auquel il appartient, dans un jeu de glissement implication / abstraction : « La vue de l’air dans lequel rien ne manque plus, / voilà ce que j’ai trouvé au tournant de mon propre acte d’état civil (…) ». L’amor fati empêche tout penchant au pessimisme et à la révolte déçue : « L’essor et le déclin ont caractérisé tous les processus que j’ai vus. Je n’ai rien / d’autre ici à dire ». L’anecdote relatée, faussement naïve, substrat ou illustration du poème, contribue à cette poétique, comme construite en métaphore du monde connu tout compte fait, paradigmatique en sa cruauté, ses paradoxes et son aliénation, passés, présents et futurs, qu’annoncent déjà les travers de notre époque, pour éclairer la nature dystopique, au bout du compte, de celui-ci. « Les observations que tu fais ont une chance de composer / un modèle mythique. Un jour tout deviendra légalement monstrueux et ce sera / le commencement d’une comédie totalement autre. » Cet exemple précis d’une vision post-apocalyptique du monde suscitant des sentiments qui s’affrontent chez l’auteur, s’inscrit globalement dans une analyse anthropologique permanente au fil du recueil. Des textes très courts s’étayent mutuellement avec d’autres plutôt longs incarnant une réflexion circonstanciée. C’est comme ça que résonne une sonate par essence progressive, agogique. Qu’il faille un mythe (fondateur) pour répondre aux doutes et questionnements de Siwczyk dont la poésie est prétexte, le poème en fait figure, fragile, en mouvement perpétuel sur la scène du monde, cherchant déjà sa constitution dans un ailleurs possible perpétuellement présent, un espace tutélaire pour faire de la langue, envers et contre tout, son ultime bastion.
Souffle court et grommellement. Pour soi-même.
Tu arrives à un stade où tu dors debout et regardes
avec une avidité rare, comme si
dans un instant la représentation
allait prendre fin et que le décor soit sur le point
d’être démonté comme notre langue.

Mazrim Ohrti
Krzysztof Siwczyk, Ailleurs est maintenant, traduit du polonais par Isabelle Macor
108 p., 12,00 €, Grèges, 2015.