" Je voyais défiler toutes ces maîtresses. Je m'efforçais de les mettre en rang, de les classer mais je mélangeais leurs noms, leurs seins, leurs jambes, leurs histoires. Je pensais que Maria exagérait. À l'entendre, je n'avais jamais fréquenté que des "sans vergogne".À part la coiffeuse, Graças, elles ne valaient pas la corde pour les pendre. Maria de Lurdes me mettait en garde contre toutes ces filles. Au Brésil, en Amazonie en tout cas, les femmes aussi savent jouer du couteau. Est-ce que je me rappelais le vieil Alcibiade, le type de la favela, qu'on avait retrouvé dans son taudis, presque mort et puis mort tout à fait parce qu' Edvarda Rusbilla lui avait vidé un chargeur dans la nuque ! J'ai dit :
- Oui, je me rappelle le vieil Alcibiade.
Je faisais mine de prendre ça à la blague. J'ai demandé d'une voix sérieuse :
- Et qu'est-ce que tu feras, toi, si ça arrive ?
- Je t'enterrerai, à-t-elle dit.
- Tu as raison, ai-je dit.
- On chantera le chant Excelencia, mais tu ne pourras même pas l'entendre puisque seulement les femmes ont le droit de le chanter et de l'entendre le chant Excelencia.
- Même les hommes morts n'ont pas le droit de l'entendre, le chant Excelencia ?
- Même les hommes morts.
- Alors, ça sert à quoi de mourir ?
- Ça sert à rien, à rien du tout, même.
- Tu pleureras ?
- Je verrai. On peut pas tout prévoir. Je ne sais pas. Je demanderai aux gens...."
Gilles Lapouge : extrait de " Nuits tranquilles à Belém" Flammarion, 2015