Lettres Par-dessus les murs (43)
Ramallah, le 7 juin 2008
Cher JLs,
J'ai douté de l'utilité du verbe, le jour où j'ai rencontré Munir, à Hébron. Munir est directeur d'une petite école pour sourds-muets, et non seulement Munir est-il sourd, et muet, mais analphabète de surcroît. On n'a jamais vraiment compris comment il parvenait dans ces conditions à gérer son école, qui marche pourtant du feu de dieu, et c'était beau de voir ce gamin, devant son écran d'ordinateur, communiquer avec un autre par webcam, un petit asiatique qui ne parle pas la même langue des signes, et les deux gamins d'échanger leurs alphabets et de se montrer des images de maisons et d'arbres pour se comprendre. N'étant pas rompu aux gestes hermétiques des sourds, ce que j'ai pensé, ce matin-là, assis dans le bureau de Munir, c'est que je n'aurais pas grand-chose à partager avec ce gars-là, à part quelques sourires idiots. L'impression d'être derrière une vitre blindée, dans une pièce insonorisée, avec un type admirable de l'autre côté, et moi les lèvres pleines de questions, mais figées en un sourire idiot.
Et puis nous sommes allés nous balader dans la vieille ville, avec ma douce, Ahmed et Munir, et ma douce causait avec Ahmed et moi, embarrassé, marchant côte à côte avec Munir, et puis comment ça a commencé je ne sais pas, mais nous avons causé. Munir m'a expliqué que la petite école se trouvait ici, avant, mais qu'ils avaient été obligés de déménager, à cause des colons installés là, à cause des soldats. Un gamin était mort, un autre blessé, parce qu'ils n'avaient pas pu entendre les avertissements des soldats, prisonniers qu'ils étaient de leur silence. Et Munir de me raconter ça, de me dire que ça lui fait plaisir de nous montrer la vieille ville, où lui-même habitait, avant, mais qu'il n'y revient jamais seul, parce que son cœur bat trop fort ici. Et c'était sur ses mains que je lisais l'histoire, sur ses mains et sur son visage et dans ses yeux, qui brillaient parfois. En regagnant Ramallah, ma chambre et mon ordinateur, j'ai douté un instant de l'utilité des mots, parce que son visage avait dit l'essentiel, pas seulement le plus important mais aussi l'essence, la seule chose vraiment importante.
Je l'ai revu une fois ensuite, négociant quelque projet avec un fonctionnaire de la municipalité, et ses paroles avaient la même intensité et la même clarté, et il tenait bon… Aujourd'hui Munir est en taule. Sa famille ne sait pas pour combien de temps, la rumeur dit que les Israéliens lui reprochent d'être mouillé dans un trafic d'armes.
La Désirade, ce lundi 9 juin, 11h. 27
Cher vieux,
Il ne faut pas douter des mots plus que de tout ce qui tisse nos relations, qui va bien au-delà du seul langage verbal, le Verbe faisant la somme de tout ce qui parle et plus encore, mais en comptant vraiment toutes les langues et jusqu’à celle, incompréhensible, des prophètes allumés qu’on dit s’exprimer, précisément, « en langue ». Evidemment, l’histoire de Munir nous émeut, et nous sommes tentés d’en faire une fable, voire une parabole puisqu’elle finit en prison. On pourrait dire ainsi que Munir la raconte maintenant aux murs, qui pleurent en l’écoutant. Mauvaise littérature ? Sûrement, à cela près qu’elle nous dit qu’on peut s’exprimer malgré ou contre le handicap, et même quand on n’est ni muet ni sourd. C’est pourquoi, soit dit en passant, j’admire Simenon qui fait dire tant aux mots sans en user beaucoup, parce qu’il fait parler tout ce qu’il y a dessous ou derrière les mots, sans faire des phrases, sans adjectifs non plus, mais en restituant tout ce qu’il y a autour des mots.
Munir est ainsi partout autour de nous, et c’est à se faire comprendre de lui qu’un écrivain devrait s’efforcer, en biffant tout ce qui ne procède pas de la langue-geste. Tu sais probablement que c’est Colette qui a le mieux conseillé le jeune Simenon en biffant tout ce qui, dans ses phrases, lui semblait trop « littéraire ». Tu vois le tableau : l’hyper-littéraire Colette qui pousse Simenon à faire plus Simenon. Mais rien d’étonnant à cela : chacun sa simplicité, et la poésie foisonnante (n’est-ce pas Césaire) n’est pas forcément plus « littéraire » que l’extrême économie d’un minimaliste pesant et soupesant ses vocables sur une balance de pharmacien. Je me figure très bien ainsi un Munir baroque autant qu’un Munir lapidaire, et ceux qui concluent trop facilement au words, words, words, sans écouter ce que porte la foison (n’est-ce pas Mahler) ne m’en imposent pas plus que les chantres du Niagara verbal.
Aussi, le handicap et le manque de Munir, et ce qu’il en fait, nous confrontent à ce que nous faisons de notre parfait appareillage, jusqu’au moment de voir notre vue baisser en attendant pire... Tout ça est si fragile, si miraculeux, n’est-ce pas, et si mal apprécié le plus souvent.
Mais assez gambergé : j’ai un roman à finir de lire avant minuit. Là où ça se corse, c’est que c’est le roman d’un personnage qui entend sans oreilles et voit sans yeux. Tu te figures la chose ? Moi ce que je lui souhaite, c’est qu’il trouve le moyen de se faufiler dans la cellule de Munir. Comme Munir n’est pas aveugle, il verra bien l’homme invisible, et comme il n’est pas dit que celui-ci soit muet, Munir aura plaisir à l’entendre puisqu’il est sourd…
Images : enfants du World Deaf Club, Hebron; homme invisible de passage au Grand-Duché du Luxembourg.