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(reportage) Lecture de Claude Ber à la Maison de la Poésie de Paris, par Matthieu Gosztola

Par Florence Trocmé


" [U]n livre, c'est d'abord un objet particulier qu'on touche, qu'on voit, aléatoirement qu'on sent, mais qu'on n'entend pas. Le grand problème est donc de savoir quelle voix peut sortir du livre, ou plutôt comment le livre peut faire surgir quelque chose comme de la voix [...] ", écrivent Christian Biet et Christophe Triau dans Qu'est-ce que le théâtre ? (Gallimard, collection Folio essais, 2006).
Frédérique Wolf-Michaux, comédienne, chanteuse, metteur en scène, nous a offert, ce mercredi 25 janvier, une " Célébration de l'espèce " bouleversante ( cf. Il y a des choses que non, p. 25-35). Les notions de style, de timbre, de ton, qui renvoient à une écriture et à une lecture apparemment abstraites et silencieuses, sont devenues ostensiblement phonétisées, rythmées et poétisées. Son intervention a consisté à " physiquement et mentalement travailler sur la lecture du texte ", en s'appuyant sur la phonématique du texte, sur le rythme, la prosodie, le ton..., pour en dégager " un sens ou [plutôt] une série de sens " (Christian Biet et Christophe Triau, op. cit.). Mais était-ce pour " participer à une interprétation figurale du propos et du mouvement global fixé par le texte, sur la page " ? Non ; c'était pour toucher, comme, lancé, le fer d'une pioche dans la terre atteint une pierre invisible et qui résonne, la vérité du texte.
Cette expérience, tout un chacun peut tâcher de l' entreprendre, dans l'intimité de sa lecture.
La parole a déjà lieu dans la lecture, avant même son actualisation scénique, " puisque le lecteur est, en quelque sorte, forcé d'articuler silencieusement " et d'entendre la voix muette, plurielle, " qui est poétiquement inscrite dans le texte qu'il lit " ( Ibid.).
Lexique, rythme, prosodie, phonématique, idiome spécifique doivent alors être repris par le lecteur et inscrits dans son corps, afin qu'il mastique les sons et les mots qu'il lit.
Au contraire de Novarina, qui " assigne au lecteur une mastication orientée vers l'origine phonétique et lexicale du jaillissement des mots " ( Ibid.), Claude Ber assigne au lecteur une mastication orientée vers la vie, vers sa richesse inénarrable (et qui pourtant réclame narration).
L'oralisation de la lecture (par Claude Ber, Frédérique Wolf-Michaux et Bruno Doucey), étape qui a permis aux personnes présentes de s'approprier l'œuvre, au cours de cette soirée mémorable à la Maison de la poésie de Paris, nous a montré, s'il en était besoin, combien l'écriture de Claude Ber, loin d'être cryptique, nous atteint, nous touche au cœur, dans une forme de riche et limpide fragmentation, qui est celle du sens et celle du vivant.
Lire et écouter Claude Ber, c'est faire l'expérience et d'un surcroît de vie et d'un surcroît de sens, qui déterrent, main tendue, main debout, cette pulsation autrement (bien souvent) sourde : exister.
*
L'émotion a culminé avec un " Je marche " final (lu à trois voix), que l'on pourra découvrir également, autrement, au moyen de ce livre d'artiste : Je marche, photographie d'Adrienne Arth, Les Cahiers du Museur, collection " À côté ", 2011.
En voici un extrait :

Je marche dans des égratignures de lointain, entre la ferraille, le béton, le tremblé des enseignes, le reflet des vitres et la chair des passants, nos histoires emportées par l'histoire comme au ban d'huîtres les coques déblayées d'un revers de coude.
La tombée du jour clignote d'une lumière chiche pendue à son absence
le bruit des bouches contre la vitre où nous nous tenons
debout serrés dans un bus
immobiles sous le ciel immobile
et en nous le déplacement est continu
disant monde en nous contenant dans lui, mais sans connaître comment nous vivons comment il vit comment nos vies font un
poussant les vantaux et les portes
avec des yeux minéraux dans les pupilles d'un inconnu
et le monde a une tête inconnaissable
un parfum de myosotis
une odeur de moisi
et nous l'énumérons comme un garde-fou
car nous sommes dépareillés et divisés par un cil
enflammés par une allumette
sans place juste, sans compréhension
qui ne soit à recommencer aux balbutiements
nous hélant loin à un estuaire de nous-mêmes
jetant aux comètes des vœux de félicité et des pierres à nos faces.
Je marche dans des buissons de ruelles, sous le treillis de gaules de tramways et de fils électriques, au centre d'avenues ombragées
et mes doigts sont des branches que la pluie ne plie pas, les feuilles les mains que j'ai serrées.
Le plâtre de nos bouches nous le régurgitons.
L'herbe court plus loin que nos langues - son aigu de fines lames, sa musette de graines minuscules, foulée aux semelles, gaie -, mais peu multiplie dans nos paroles
postillonnant sur une mer coupée.
Je marche à côté d'un enfant privé d'enfance, d'une femme drapée d'un sari, d'un passant pressé, sa tête petite loin des pieds vers lesquels il penche un regard désorienté et doux, dans le bruit de nos pas, le mêlé de nos destins chargés de ressemblances.
Habits rangés dans les armoires, où glissent les doigts entre les linges repassés, boutonnés au cou et à la taille, nous allons, vêtus de frais, pour boire à la capitale du cœur, puiser une pulsation de paix dans nos veines, tirer de l'omoplate une aile de phénix ou de djinn, bondir d'une vitesse sans forme, asseoir le tout de nous à son orbite et nous laissons nos pantoufles et nos mules rangées au bord du lit ou balancées du bout de l'orteil, shootant un ballon dans les buts avec des hourras de reconnaissance et d'enthousiasme.
Pour nous seuls, pour chacun seul la vie compliquée
simplement de s'interrompre.
Voir, toucher, goûter, entendre s'étoilent dans l'iris et l'amer remonte aux gencives
clapotant la vague
petite
sur le gaufré du sable et la langue
passée sur les lèvres les humecte de salive et d'appréhension.
Parcourant les routes, prenant l'avion et le frais sur le perron, lavant des plis de chair humides de sueur, nous nous endormons sur des couches faites par nous pour y naître et mourir, absents des deux côtés des mains et dans nos bouches qui chantent des ballades amoureuses, entonnent des hymnes guerriers, psalmodient des prières, nos mots se mêlent au même sang salé des lèvres amoureusement mordillées et des massacres.
Je marche à exagérer les yeux tournés vers un frottis de lueurs amuïes par les phares, une accolade amicale, une largesse de pièces tombées pirouettant autour de leurs lunules de bruit
décollant les syllabes du cri
échappant à
ce qui m'échappe dans la déraison emportée de nous- mêmes.
Ma démarche zigzagante reflète l'inaccompli, un filet plein tapant contre la jambe
et nos promesses sont une miette de viande à la gueule d'un requin, nos pas une claudication d'Œdipe rédimé.
Je marche la vue enfin tournée vers elle-même, lisant les vers d'Homère, de Dante ou de Si Mohand u M'hand le Bienfaiteur, redisant après lui, qui jamais ne se redit lui-même, " je suis un piéton rien de plus " en mémoire de la part sauvée de nous-mêmes, loin de la Terre, d'Orion, de leurs chasses et de leurs joutes sanglantes, loin du Scorpion et de la Balance, de la pesée, des comptes et de toute humanité calculée à son taux de regrets et de douleurs.
Dans le muet de la Grande Ourse, un chaud de bêtes, membres noués peau sur peau dans le tendre palpitant de l'aile du nez et de la nuque au lobe de l'oreille
au clignotant de l'âme à son ravissement.
Grâce soit rendue pour une fois aux bienveillants piétons
rien de plus
dans l'humilité du pas à sa mesure humaine.
[...]

Claude Ber, Il y a des choses que non, Éditions Bruno Doucey, collection Soleil noir, décembre 2016, 112 pages, 14,50 euros.
Rappel : étude sur l'œuvre de Claude Ber par Matthieu Gosztola, parue en deux volets sur Poezibao : ici et .
Lecture le mercredi 25 janvier 2017 à la Maison de la poésie de Paris d'extraits de l'ouvrage de Claude Ber Il y a des choses que non (Éditions Bruno Doucey), ― avec Claude Ber, Frédérique Wolf-Michaux et Bruno Doucey.


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