Pour mon premier billet consacré au Challenge Latino, j’ai décidé de coupler ma description de l’Expo Mexique avec des citations de la célèbre oeuvre de l’essayiste mexicain Octavio Paz, Le Labyrinthe de la solitude. Un billet 2 en 1 en somme !
C’est le dernier jour (!) de l’exposition sur les artistes mexicains de 1900 à 1950 que je me suis finalement rendue au Grand Palais pour y découvrir les trésors de « Diego Rivera, Frida Kahlo, José Clemente Orozco et les avant-gardes » comme le dit la présentation. Il était moins une ! J’aurais raté gros, et notamment des œuvres d’artistes plus méconnus, comme ces Baigneuses très art déco, très aériennes :
1900-1950 est un demi-siècle chamboulé par la Révolution mexicaine de 1910, la première révolution du siècle, la première à avoir été abondamment photographiée, filmée et relayée par la presse mondiale. On a presque tous en tête les images de Pancho Villa caracolant à cheval, d’Emiliano Zapata avec sa cartouchière en bandoulière et son regard christique, et du sonore cri « Viva la Revolucion ! » (vous reconnaîtrez une catégorie du challenge latino 😉 ). La Révolution a créé un formidable répertoire d’images dans lequel les artistes ont infiniment puisé. Certains ont été des témoins directs des affrontements.
Le plus souvent formés en Europe, à Paris surtout, ou aux États-Unis, ces artistes synthétisent les courants avant-gardistes, comme le cubisme, le fauvisme, le symbolisme, avec une expression artistique nationale visant à exprimer l’essence même de la mexicanité, que les élites nées de la révolution s’attellent à définir.
C’est donc un métissage artistique qui vise ici à exprimer le métissage culturel et ethnique du Mexique (indiens/européens). Ici notre Diego Rivera national, qui a pourtant été absent lors de la Révolution armée (il était à Paris !), occupe le devant de la scène, ou plutôt des échafaudages, avec ses fresques murales que l’Etat révolutionnaire lui commande pour ses bâtiments publics à partir des années 1920. José Clemente Orozco, David Alfaro Siqueiros et lui sont les « Trois Grands » ayant porté le mouvement du muralisme, art officiel servant à éduquer les masses par l’image. Comme Sartre qui pensait qu’il n’y avait pas d’autres voies que le socialisme pour le développement humain, Siqueiros pensait qu’hors le muralisme, il n’y avait pas d’autres voies pour exprimer le nationalisme mexicain. Alors, évidemment, il n’y avait pas de fresque murale à l’exposition mais de jolis tableaux et une série de panneaux amovibles de Rivera…
J’avoue préférer Diego Rivera, dont j’aime les personnages de bronze, qui semblent plongés dans une atemporalité hiératique, et José Clemente Orozco avec sa sensibilité un peu tourmentée, à David Alfaro Siqueiros dont j’apprécie moins le progressisme technologique béat.
[Ces Indiennes ont un petit air des Baigneuses de Renoir, avec un côté macabre, non ?]
Au moment où les « trois Grands » (et d’autres) tapissaient les bâtiments publics de leurs représentations de la marche du Mexique vers le progrès, des intellectuels se posaient la question de base : qu’est-ce qu’un Mexicain ? qu’est-ce qui le différencie du reste du monde ? d’où vient-il, où va-t-il ? José Vasconcelos parlait de la « race cosmique », Samuel Ramos et Manuel Gamio invoquaient « l’âme nationale » paraphrasant Renan. Le plus connu de ces intellectuels est Octavio Paz qui a obtenu une renommée internationale grâce à la publication de son Labyrinthe de la solitude en 1950. Dans le Labyrinthe… Paz couche le peuple mexicain sur un divan et ausculte les formes de son être. D’après lui, tout comme les adolescents, les peuples passent par une phase de questionnement autour de leur identité. Bon, ce qu’il dit n’est pas forcément nouveau, mais il campe un certain nombre de concepts qui sont devenus de véritables lieux communs : la « solitude » inhérente des Mexicains, coupés du monde, qui explique leur « retard » de croissance – la figure du « pachucho », jeune immigrant aux États-Unis en rupture totale avec les codes sociaux et vestimentaires de son pays d’accueil, personnification de l’étrangeté – la figure de la Malinche, la femme indienne qui a trahi son peuple en s’alliant avec le conquistador Cortés, et son corollaire, la « chingada », la femme « ouverte » et « violée », dont tous les Mexicains portent le poids de la faute originelle (ce qui expliquerait le fameux machisme mexicain) – la « fête » comme parenthèse cathartique, explosion de vie entraînant souvent la mort, car vie et mort se côtoient étroitement au Mexique… Dans la seconde partie de l’oeuvre, il revient sur l’histoire du Mexique depuis la conquête espagnole, la subordination coloniale pouvant expliquer l’insoutenable solitude de l’être mexicain et sa condamnation à ne faire que copier les modèles européens et nord-américains qui le rejettent (son aliénation en fait). A la fin, la Révolution mexicaine c’est un peu le « temps retrouvé », l’épisode grâce auxquels les Mexicains ont pu se retrouver eux-mêmes, même s’ils restent un pays « sous-développé » . Il conclut par ces mots : « nous sommes, pour la première fois dans notre histoire, contemporains des autres hommes. » Si je cherchais à résumer l’essai d’Octavio Paz, je dirais qu’il s’agit d’un manifeste pour tracer une voie d’expression originale au Mexique, à un moment historique où d’autres peuples revendiquent leur autonomie et leur émancipation. En cela, il peut être considéré comme une oeuvre majeure, aux résonances multiples.
Le Labyrinthe de la solitude contient des assertions parfois un peu unilatérales, dont on se demande si l’auteur les fait siennes, s’il les a observées ou s’il les attribue simplement à un « Mexicain » mythique, mais qui sont sources d’images très poétiques, voire cryptiques. Elles se marient parfois admirablement avec certains tableaux de l’exposition. Octavio Paz dit que les Mexicains professent un grand amour pour la Forme : nous pouvons voir ici que la forme peut aussi être éclairée par un sens, un contenu.
« Vieux ou adolescent, créole ou métis, général, ouvrier ou diplômé, le Mexicain m’apparaît comme un être qui s’enferme et se préserve : masque son visage et masque le sourire. Planté dans une solitude farouche, à la fois épineux et courtois, tout lui sert pour se défendre : le silence et la parole, la courtoisie et le mépris, l’ironie et la résignation.«
« La solitude du Mexicain, sous la grande nuit de pierre du haut plateau, encore peuplée de dieux insatiables, est différente de celle du Nord-Américain, perdu dans un monde abstrait de machines, de concitoyens et de principes moraux. »
« Il est significatif que dans un pays aussi triste que le nôtre, il y ait de si nombreuses et si joyeuses fêtes… parce que nous n’osons pas ou que nous ne pouvons pas affronter notre propre être, nous avons recours à la fête. Elle nous lance dans le vide, ivresse qui se consume elle-même, coup en l’air, feu d’artifice. »
« Par la Révolution, le peuple mexicain rentre en lui-même, dans son passé et dans sa substance, pour extraire de son intimité, de ses entrailles, sa filiation. De là sa fertilité… la fertilité culturelle et artistique de la Révolution dépend de la profondeur avec laquelle ses héros, ses mythes et ses bandits ont marqué pour toujours la sensibilité et l’imagination de tous les Mexicains. » « Le Mexique ose être. L’explosion révolutionnaire est une fête tonitruante où le Mexicain, ivre de lui-même, connaît enfin, dans un mortel embrassement, l’autre Mexicain. »
« [Le macho] est le pouvoir, isolé dans sa puissance, sans relation ni compromis avec le monde extérieur. C’est l’incommunication pure, la solitude qui se dévore elle-même, et dévore ce qu’elle touche. Il n’appartient pas à notre monde, il n’est pas de notre ville, il ne vit pas dans notre quartier. C’est l’Etranger. »
« La Mexicaine oppose un certain hiératisme, une sérénité faite à la fois d’attente et de dédain… Comme toutes les idoles, elle est maîtresse de forces magnétiques, dont l’efficacité et le pouvoir croissent dans la mesure où le foyer émetteur est passif et secret. Analogie cosmique : la femme ne cherche pas mais attire ».
« Qui est la « Chingada » ? Avant tout, c’est la Mère. Non une mère en chair et en os, mais une figure mythique. La Chingada est une des représentations mexicaines de la Maternité, comme la Pleureuse ou la « très patiente mère mexicaine » que nous fêtons le 10 mai. »
Mais que dirait Octavio Paz de cette footballeuse de 1926, si moderne et androgyne ?
Et surtout, n’oblitère-t-il pas tout un courant de « femmes fortes » comme les appelle l’exposition, que j’aimerais plutôt qualifier de « fortes têtes » : soldaderas, artistes, militantes de tous bords, simples paysannes ou filles de bonne famille, exilées, « femmes de » devenues presque plus connues que leur mari… L’expo fait la part belle aux artistes féminines, mais les amoureux de Frida auront peut-être été déçus car il y a peu de tableaux d’elle. En revanche, on découvre des œuvres colorées, riches de symboles et de représentations intimistes de la figure féminine (avec beaucoup d’autoportraits).
Et j’ai beaucoup aimé le regard de cette fillette peinte par Frida :
Dans un autre texte, Octavio Paz disait que le Mexique était le « miroir magnétique du surréalisme ». Bien des surréalistes des années 30 furent attirés par ce pays, comme Breton lui-même, ou Antonin Artaud. Certaines œuvres de l’expo ressortissaient clairement du surréalisme (même si celui-ci est en fait diffus dans la plupart des œuvres à mon sens), tandis que d’autres se réclamaient du « réalisme magique ». N’oublions pas le stridentisme, mouvement qui fusionne les apports du dadaïsme et du futurisme. Tout ça pour dire que le muralisme, s’il était hégémonique, ne résume pas à lui seul l’expression artistique mexicaine de l’époque…
Il m’a semblé que ce tableau de Montenegro pourrait parfaitement figurer dans les cartes du jeu de société Dixit (si vous ne le connaissez pas, je vous invite fortement à le découvrir !)
Et ces gros yeux littéralement plantés sur les jambes des danseuses de cancan m’ont bien fait sourire :
J’ai été aussi attirée par l’expressivité de cette sculpture de Francisco Arturo Marin, représentant le cortège mortuaire du héros révolutionnaire Zapata – les grands yeux, les grandes bouches, notamment celle grande ouverte du personnage de droite !
« La contemplation de l’horreur, ainsi que la familiarité et la complaisance en sa compagnie, constituent l’un des traits les plus notables du caractère mexicain. »
En fouillant sur internet, j’ai découvert son travail et j’aime beaucoup la puissance de vie qui se dégage de ses statues (voir ici la femme buvant la pluie ou la femme en travail !)
Enfin, j’aimerais conclure ce billet déjà très long et un peu fourre-tout par ma découverte de trois artistes fascinants.
La première c’est Nahui Ollin, fille de générale née Carmen Mondragon, élevée à Paris, d’une beauté à couper le souffle et dont les yeux verts subjuguèrent toute une génération. Peintre, poète, mais surtout muse, c’est une femme hors normes, même dans le contexte sulfureux des années folles.
Et enfin, j’ai découvert le couple de photographes, Manuel et Lola Alvarez Bravo. Tombée sous le charme des prises de vue tendrement ironiques de Manuel (mort en 2002 à l’âge de 100 ans !), et des collages de Lola…
Voilà, cette expo contenait tellement d’œuvres, avec un parcours parfois un peu labyrinthique (!), zigzaguant entre salles thématiques et chronologie, artistes et courants, que ce résumé est forcément réducteur et subjectif. J’espère néanmoins qu’elle a pu être une porte d’entrée vers ce fantastique pays qu’est le Mexique, qui est loin, encore une fois, de se réduire aux œuvres ici présentées. D’ailleurs, la grande absente de l’expo c’était la « Imagen » la plus représentée au Mexique, que ce soit dans l’espace privé ou l’espace public, j’ai nommé la Virgen de Guadalupe :
Première participation au Challenge Latino.
Pour voir d’autres oeuvres de l’expo : ici.