Dans un article de janvier 1929 intitulé De l'orgue de la Sorbonne au théâtre de Bayreuth et retour, Charles.-Marie Widor (1844-1907), un organiste virtuose de l'orgue, critique musical à ses heures, relate son séjour au premier Festival de Bayreuth et en rapporte quelques propos mondains et aussi un incident amusant qui opposa le chanteur Albert Niemann à Wagner lors d'une répétition de la Walkyrie. Albert Niemman y interprétait le rôle de Siegmund aux côtés de Joséphine Schefsky. Lili Lehmann qui était la Brünnhilde de la production écrivit plus tard un commentaire des plus élogieux à son propos: Jamais depuis je n'ai entendu ou vu un Siegmund comparable à lui ... Sa puissance intellectuelle, sa majesté physique, son expression incomparable étaient superbes au-delà des mots.
En voici deux extraits, dont l'orthographe d'origine est respectée:
[...] Curieux souvenirs. Dans le parc, qui précède le théâtre, un public aussi étrangement bariolé que cosmopolite : un Empereur, des princes, des financiers, des poètes, des musiciens, la haute stature de Wilhelm der Grosse, chapeau haute forme, impeccable redingote, seul, au milieu de gens en chapeau mou, en chemise de flanelle ; pas de suite, pas de police. Dans la salle, devant nous, la comtesse de Schleinitz, très élégante toilette de soir ; à côté d'elle, Listz et sa fille, Mme Cosima Wagner, la comtesse de Schleinitz, plus tard comtesse Wolkenstein, fut ambassadrice d'Autriche à Paris. [...]
[...]- De temps à autre, pendant la représentation, on apercevait Wagner dissimulé dans la pénombre, à l'entrée des fauteuils : il écoutait un moment puis, pris de nervosité, ne pouvant tenir en place, il disparaissait.
Très nerveux, en effet, mais toujours accessible à une juste objection ; pour preuve, ce colloque avec Niemann : On répète le premier acte de la Walkyrie ; une peau de bique sur le dos, le ténor chante à côté du foyer où couve un feu préhistorique - ainsi le veut la mise en scène. Au lieu de chanter, Niemann, tout à coup, se met à tousser... l'orchestre s'arrête : " Maître, cette fumée me prend à la gorge, impossible de continuer, faites-la cesser ! - Pas le moins du monde, crie Wagner impérieusement, cette fumée, c'est ma musique, ma musique c'est cette fumée... " Très tranquillement Niemann s'écarte, tire une cigarette de sa poche. " Eh bien ? dit Wagner. - Eh bien, répond Niemann, faites chanter la cheminée, je fumerai à sa place. " Fou rire à l'orchestre, et Wagner d'aller régler, lui-même, le tirage de la cheminée et d'en détourner la fumée.
C'était le même Niemann qui (en 1861) avait créé Tannhoeuser à Paris. [...]
in Bulletin n°9 de l'Académie des beaux-arts / Institut de France, édité en janvier 1929 à Paris, Palais de l'Institut, A. & J. Picard.
Note importante: je n'ai pu recouper la scène relatée par Ch.-M. Widor par d'autres sources. Si un aimable lecteur dispose d'une autre source, merci de me la communiquer. La scène paraît cependant vraisemblable car Niemann était connu pour ses humeurs.