Quelques mois avant que la maladie ne l’assaille, Claudio Abbado dirigeait Cosi’ Fan Tutte à Ferrare, avec le tout jeune Mahler Chamber Orchestra. On connaît le Mozart d’Abbado, mais ce n’est pas son Mozart qu’on exalte, on s’intéresse beaucoup plus à son Mahler par exemple. C’est pourquoi j’ai sorti de mes archives ce texte, qui est encore un souvenir très vif.
C’était son premier Cosi’ (il y en aura un autre en 2004). Jubilatoire.
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Il faudrait le répéter sans cesse, tout spectacle d’opéra repose sur trois piliers: le chef, les voix, la mise en scène. Si le spectacle repose sur l’un des trois seulement, il ne passe pas la rampe, sur deux des trois, c’est une soirée réussie, sur les trois, c’est le triomphe !Et puis il y a ces soirées où l’on sort de la salle différent, où l’on a fait un pas de plus dans la connaissance d’une oeuvre, où l’on redécouvre ce qu’on croyait archi-connu.
C’est le cas du Così fan tutte de Ferrare.
Il se passe quelque chose d’alchimique dès l’ouverture, qui nous fait sentir qu’on explore, ou qu’on nous fait explorer des continents inconnus. Abordant pour la première fois le dernier opéra de la Trilogie de Da Ponte, Claudio Abbado réussit d’emblée un coup de maître. D’emblée s’installe dans l’esprit qu’on écoute là quelque chose de définitif. Ayant eu le privilège d’assister à Udine à la version « réduite » de l’oeuvre de Mozart, nous avions bien eu l’impression qu’il y avait là une vision autre, beaucoup plus « raide », beaucoup plus essentielle, sans fioritures, sans concessions au mielleux, au coté « bonbonnière » qu’on a souvent reproché à l’oeuvre: et que découvre-t-on: une comédie certes, mais la comédie des erreurs, des faux semblants, qui devient vite le drame des déchirements intérieurs.
Le contraste entre premier et deuxième acte est dans ce sens saisissant: un premier acte haletant, étourdissant, où l’action court, où la farce prédomine (Ah! Le docteur à l’accent émilien de la Mazzucato), où la jeunesse envahit tout: on joue, on s’amuse, sans enjeux, sans penser, dans la légèreté et l’insouciance d’esprits juvéniles et conquérants. On joue à s’aimer, à se dire des paroles définitives auxquelles on croit, on s’étourdit de sa propre soif de vivre. On entre dans le jeu des sentiments sans penser qu’il s’agit du jeu de la Vérité. Alors, l’orchestre exprime avec ironie les déclarations d’intention de ces dames: il faut écouter ces fulgurants coups d’archets, légers comme des fléchettes, accompagnant « Smanie Implacabili », il faut écouter l’entrée du choeur des soldats, au rythme étouffé, presque « piano », qui évoque tout sauf un choeur martial dans les premières mesures, et qui monte en crescendo jusqu’à l’exagération et la satire. C’est ici un cor qu’on n’avait jamais entendu, là des percussions qui tout à coup rythment l’action. En bref, une véritable mise en scène de la musique, qui en fait non plus un cadre somptueux de la comédie, mais un commentaire dialectique de ce qui se trame sur scène, la musique n’est plus décor, elle n’est plus à écouter, elle est, simplement, action.
Ayant admirablement intégré la leçon des interprétations baroques, Claudio Abbado n’hésite pas devant les sons rêches, les ruptures brutales de tempos, les rythmes haletants, le son n’est jamais « rond », il est toujours saillant, présent, protagoniste.
Alors, le deuxième acte n’est plus la simple chronique de (deux) trahisons annoncées, il est le moment où l’on découvre aussi qu’il n’y a rien de plus fragile que la parole, de plus léger qu’un mot, qu’on remplace si aisément par un autre, mais où l’on découvre aussi ce qu’est le sentiment, l’intériorité, le doute: c’est la fin des certitudes. Et la musique à ce moment là se fait non pas élégiaque et poétique, mais grave, mais sombre, mais obscure comme les replis de ces consciences qui ne savent pas ce qu’elles font, ni où elles sont. Il faut voir alors avec quelle gravité, avec quelle décision Fiordiligi choisit la voie – la voix – du coeur. Comment croire à une fin heureuse après un tel « Per pietà ».
Et justement cette fin heureuse, Abbado la précipite, avec des tempi redoutables, un rythme qui fait littéralement exploser l’orchestre, comme si il fallait à la fois se débarrasser au plus vite de cette fin convenue, mais qu’il fallait revenir au vertige de la farce pour éviter le vertige des sentiments pour que tout finisse (dans cette mise en scène au moins )au lit, présent sur la scène comme une obsession, et peut-être, à quatre….
Jamais nous n’avions entendu diriger avec cette énergie, cette précision de tout les instants, ce suivi attentif de chaque mot, de chaque geste, de chaque moment scénique auquel le Maestro fait correspondre un son, un instrument, une phrase musicale.
Mais ce résultat est obtenu grâce à un orchestre jeune, hyper-doué, disponible, sensible à chaque geste du maestro, épiant jusqu’aux mouvements scéniques (combien de regards vers la scène), pour suivre exactement le rythme des corps, des voix, des paroles, grâce à un travail d’un mois, en équipe, autour d’un concept, dans l’enthousiasme et le calme de la cité des Este. Alors peu importe si tel où tel ce soir là n’était pas très en forme, si Melanie Diener (Fiordiligi ) a moins bien réussi la première que la générale, si la voix de Charles Workman (Ferrando) semble trop forte ou trop sonore, si telle autre est éteinte, c’est l’ensemble qu’il faut juger, et l’ensemble est un choc, évident
Un tel résultat pourrait-il être obtenu dans un opéra, où l’orchestre chaque jour est sollicité par d’autres taches, où le spectacle est toujours un parmi d’autres? Un tel résultat aurait-il pu être obtenu à Salzbourg, entre deux répétitions de Tristan et trois concerts ?
Non. C’est ici le spectacle du mois, voire de l’année, et un tel résultat ne s’obtient que par la concentration exclusive sur une oeuvre, que par un climat de confiance exceptionnel et d’affection que l’on sent dans toute l’équipe, il ne s’obtient que par l’osmose totale d’une équipe: alors oui, Claudio Abbado en est le chef d’orchestre, mais d’un orchestre bien plus large, qui comprend chanteurs, figurants, metteur en scène mais aussi techniciens et travailleurs du Teatro Comunale . Voilà pourquoi, ayant fait sienne une mise en scène venue d’ailleurs (production du San Carlo de Naples) qui se concentre sur l’essentiel, et évite l’accessoire (pas de déguisements, peu de décor) mais qui fait de l’accessoire un protagoniste (les lits), il fait entrer cette mise en scène « étrangère » dans son système dialectique, et elle devient l’évidente illustration du drame qui se joue en fosse.
Entourant les musiciens, comme dans « Le Voyage à Reims » mis en scène par Luca Ronconi, comme dans « Don Giovanni » mis en scène à Ferrare par Lorenzo Mariani , par des praticables et des passerelles qui rendent les chanteurs très proches du public, le décor inclut l’orchestre et en fait non plus l’accompagnateur du spectacle, mais le septième personnage. Wagner avait enfoui l’orchestre pour que le drame soit plus directement compréhensible par le public, pour que la concentration ne joue que sur les personnages, ici au contraire, où orchestre et chef sont dans l’oeuvre et non pas à côté, Abbado invente à sa manière une autre forme d’opéra total.
Mozart, Così Fan Tutte, Teatro Comunale di Ferrara:
Melanie Diener (B: Carmela Remigio)(Fiordiligi) Anna-Caterina Antonacci(B:Laura Polverelli) (Dorabella) Nicolà Ulivieri (Guglielmo) Charles Workman (Ferrando) Andrea Concetti (Don Alfonso) Daniela Mazzuccato (Despina)
Mise en scène: Mario Martone
Mahler Chamber Orchestra
Direction Musicale: Claudio Abbado
les 8,10, 12(B), 14 Février 2000