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Regarde-la bien, celle qui avance de son pas si las qu'il semble suspendu à la probabilité du pas suivant. Toi, assis
à l'ombre de l'effrayante fontaine, tu sais son nom de désert dans Villeurbanne assoupi. L'œil de pierre, éclaboussé de cette eau que même les oiseaux ont cessé de boire, fixe sa douloureuse
marche dans un espace temps qu'elle sait ne pas lui appartenir.
Chaque jour, ou presque, depuis si longtemps que le temps a oublié de se compter, elle sort de chez elle et effleure, de ses pieds usés par leurs blessures d’avant, les rues qui la mènent du
cours Vitton à la Place Jean Monnet. Ici, précisément ici, se trouve, elle en est persuadée, une force mystérieuse. Celle qui la reconduira là-bas,
au bord des rives du Mékong.
Ce Tonkin là n’a que le nom de son enfance. Madame Whu a tout oublié, seul le nom de Tonkin affleure à sa mémoire. Ce nom de parents disparus, ce nom
de fleuve à la moiteur indolente, ce nom de rizières en rang serré. Un nom incantatoire qui la maintient debout, un peu, encore un peu. Jusqu'au jour d'après. Qui n'a de sens que par la quête
d'un voyage inachevé. A jamais inachevé.
Alors, regarde la bien, celle qui ne sait plus que le souvenir du nom du pays qui la vit naître. Elle est la Mère de tous les exilés.