Guillaume Basquin, qui dirige les éditions et les cahiers Tinbad, peu respectueux des frontières entre les genres, sait brouiller les pistes et mesurer les véritables enjeux d’une littérature word in progress. Il est trop à l’affût d’expériences d’écriture, même opposées aux siennes, pour succomber à un esprit de système. Il n’y a pas de manifestes intempestifs d’avant ou d’arrière-garde dans sa revue, mais un refus du monologue et d’une classification universitaire. Devant l’abondance de la matière livre et art, ce qui surgit, ce sont les écarts, les marges, les récits fragmentés et les poèmes s’inscrivant dans une mémoire élargie et décalée face à l'industrie monotone du populisme culturel. Les signatures au sommaire de ce numéro dense ont pourtant un point commun : faire entendre le chant et la critique (ce dispositif chant/critique était déjà celui de Tel Quel et plus précisément celui analysé par Marcelin Pleynet dans son essai consacré, en 1967, à Lautréamont). Il s’agit toujours de contrarier le roman et la poésie formatés en mastiqué-plat (Denis Roche). Du coup, ce n’est pas un hasard que ce soit Jacques Sicard et son « ciné-poème » qui inaugure ce laboratoire ; son travail, comme le souligne Basquin, intègre une forme parlée à une forme cinématographiée. Ecrire, non plus « sur » quelque chose mais « avec » permet de mettre en place un dispositif d’intégration total. C’est avec Artaud (Muriel Compère-Demarcy), avec Jeff Wall (Eric Rondepierre), avec Jean-Daniel Pollet (Jean Durançon), avec Robert Walser (Jacques Laurans) ou encore avec Cioran (Philippe Thireau)… que de nombreux contributeurs écrivent dans ce numéro. Avec la forme poème aussi (Perrine Le Querrec, Ivan de Monbrison…) ou encore avec la mémoire des événements sous la forme du journal (Marc Pierret). La musique et la pensée se révèlent avec brio dans le très beau texte baroque de Dominique Preschez : La trille du diable, comme dans celui, étonnant, de Philippe Jaffeux : (…) Un glissement de l’écriture vers la / peinture anime nos mutations bestiales / Partageons le monde de ses intervalles avec votre / réjouissante lecture du vide (…). L’ensemble tire sa cohérence dans la richesse des sensations de lecture et dans le feuilleton sans cesse rejoué du sens à donner aux vies vécues, aux vies écrites.
Pascal Boulanger
Les Cahiers de Tinbad, Littérature / Art, numéro 3, janvier 2017.
sur le site de l’éditeur