Magazine Histoire
[Proposition de lecture et de réflexion d'Ahmed]
A l’heure où dans tant de domaines s’installe le règne de la monotonie et de l’uniformité, peut-être apparaîtra-t-il salutaire de méditer un instant sur les vertus de la diversité. L’union n’est pas l’uniformité : il serait sans doute grand temps de le reconnaître, et d’agir en conséquence. Le père Teilhard le savait bien qui affirmait que « pour s’unir, il faut se sentir différents », ajoutant même : « l’union différencie ».
La symphonie n’est-elle pas faite de la diversité des instruments, comme l’harmonie du tableau des polychromies de la palette ? La beauté et la richesse d’un ensemble ne reposent-elles pas sur une juxtaposition, sur une mise en commun d’objets discrets, séparés, mais rapprochés dans un même concert et jouant « à l’unisson » ? (…) Si la diversité biologique fait la richesse, la force et la santé des écosystèmes, la même loi va s’appliquer, tout naturellement, au monde humain puisque la symphonie planétaire ne peut être faite que de la somme de différences qui ne sont en fait que des complémentarités : supprimez un instrument de l’orchestre, et c’est l’harmonie qui s’écroule (…).
Au lieu de dissimuler pudiquement les différences qui existent entre les hommes, il faudrait bien plutôt les acclamer comme les authentiques et irremplaçables contributions de chacun au concert planétaire, comme sa richesse propre dont la disparition appauvrirait le patrimoine commun.
Que les sociétés humaines soient aujourd’hui soumises à un gigantesque effort d’uniformisation à outrance (mais pas d’union, certes), c’est l’évidence. La civilisation industrielle, mécanique et productiviste, fondée sur la puissance matérielle et l’argent, se prétend la Civilisation et s’arroge le droit de juger de la santé d’un pays au seul chiffre de son produit national brut, qui n’est pourtant qu’une somme arithmétique des activités, sans défalcation des nuisances. Du bonheur national brut qui, lui, intéresse directement les hommes, il n’est jamais question : tant pis pour la qualité des rapports humains, tant pis pour les virtualités propres des ethnies ou des régions, tant pis aussi pour la nature, toujours plus allègrement saccagée au nom de dogmes impies, celui de l’efficacité technique (faire une chose pour la simple raison qu’on peut la faire) ou celui du profit (faire les choses parce qu’elles rapportent).
Le pouvoir, qu’il s’agisse du capitalisme dit « libéral » ou du capitalisme d’Etat, jouera, lui aussi, la carte de l’uniformité. C’est tellement plus commode, tellement plus simple : tous pareils, tous dociles, tous pris dans les mailles d’un même filet. (…)
Partout sur la terre, des Etats nés des hasards de la décolonisation, à l’abri de frontières souvent absurdes, se montrent plus soucieux de hâter la fabrication de citoyens sagement coulés au même moule que de respecter les autonomies culturelles ; ceux d’entre eux qui comptent des pasteurs nomades, par exemple, font bien voir parfois qu’ils ne portent qu’une affection modérée à des hommes libres.
On a fait remarquer qu’au lieu de parler de pays « sous-développés », il serait plus juste de dire « autrement développés », car, en fait, « sous-développés » par rapport à qui ou à quoi ? A l’"American way of life" ? A la civilisation de la bombe et du plutonium ? Nous avons une tendance perpétuelle à la rédaction de palmarès. Il nous faut sans cesse classer, hiérarchiser, depuis le haut et le bas ; en fait, infliger à une réalité, toujours complexe, les décisions de notre propre sentiment. (…)
On doit souhaiter que les pays « autrement développés » sachent le demeurer, pour le plus grand bien de l’espèce dans sa totalité. Mais le sauront-ils, et le voudront-ils ? On peut, hélas ! aujourd’hui tout craindre (…). Car si les brutalités de nos économies de proie devaient continuer à s’étendre et à menacer l’ensemble du monde, quel appauvrissement du tissu culturel, quelle perte de chaleur humaine, quelle grisaille, quelle monotonie, quel sinistre ennui ! (…)
La vérité ou - si l’on refuse le mot - à tout le moins la santé, c’est, je crois, le pluralisme. Nous avons trop longtemps cru, nous, Occidentaux, que la Méditerranée était le centre du monde, et que la variété des styles de vie et des cultures devait interdire l’emploi du mot « civilisation » au pluriel, comme s’il n’y en avait qu’une, celle qui a droit à un C majuscule, la nôtre. (…) Pour qui a découvert le haut enseignement d’un pluralisme convaincu et généreux, le temps de l’orgueil s’achève : il n’y a plus la Civilisation mais des civilisations, des styles de vie, des modes divers de sentir, de penser et de prier.
Sachant refuser l’éclairage monochromatique que manuels et système social occidentaux s’efforcent trop souvent de nous contraindre à adopter dans notre regard sur le monde, nous découvrirons dès lors ce dernier avec émerveillement et gratitude à travers les sept couleurs du prisme.
Théodore Monod, "Et si l’aventure humaine devait échouer", Ed. Grasset, Paris, 2000.