L'envol dans la vraie vie

Aujourd'hui on sort les hands, s'écrie l'éducateur tout émoustillé. Dans le protocole de socialisation, il est prévu une visite mensuelle au centre commercial. Oui, c'est vrai, ça leur apprend à compter, à penser, à réfléchir par eux-mêmes. Les plus téméraires rentrent dans les magasins, les autres attendent à l'extérieur, près des vigiles de sécurité togolais. On ne sait jamais, une attaque de discriminateurs beurs ou sud-sahariens, près des gardes immobiles, c'est plus sécurisant. "C'est la fête cette sortie. J'ai mis mon pantalon vert fluo avec des chaussettes rouges, ça ressort bien sur mes chaussures ortho noires. Je suis dans le coup, un hand moderne, en voie d'intégration. Parole de handi fashion victime!" Dans ce petit groupe de handis endimanchés, il y a deux petites qui sont vraiment contentes de pouvoir entrer à la FNAC, leur handicap lourd les met à la merci des éducateurs, du bon vouloir de leur foyer d'accueil, et elles n'ont pas le choix: sortir en groupe ou ne pas sortir du tout. En plus, il y a des jeunes filles bénévoles qui les assistent compassionnées, émotionnées, zélées. Certaines sont sympas, faut rien exagérer. Alors les petites hands, elles dénichent le roman qu'elles cherchaient, le DVD qu'on se passera cet été, mais en dehors de la chambrée. L'une se dit tout bas : "Tu les as vu mes compagnons et compagnes d'infortune, quelle dégaine ils ont tous!" Elles rêvent d'autonomie sans éducateur, de socialisation avec l'élu de leur coeur et surtout pas de handicapés en groupe, moutons de Panurge bavant sur la société, aigris, mal fringués, azymutés. Qui nous délivrera du monde des hands pour enfin prendre notre envol dans la vraie vie?

Philippe Barraqué

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