Mon dieu, quel horrible personnage !
Ignatius Reilly a probablement tous les défauts de la Terre. Il est certes particulièrement érudit après dix années passées à l’université mais, étant partisan du moindre effort, il ne fait pas grand-chose de ses diplômes et reste donc cloîtré chez sa mère sans véritable envie d’aller chercher du boulot. Ce trentenaire sans emploi est de surcroît absolument odieux, carrément mythomane, limite sociopathe, foncièrement buté, de grande mauvaise foi, plutôt hypocondriaque, assez paranoïaque, très asocial, souvent colérique, toujours antipathique et dégoûtant dans tous les sens du terme. Il n’y a d’ailleurs pas que son égo qui est surdimensionné puisque le garçon souffre également d’obésité provocatrice, de problèmes gastriques, de flatulences et d’un anneau pylorique sensible qui l’incite à roter aussi bruyamment que fréquemment. Si vous décidez tout de même de passer outre ces quelques imperfections qui poussent à l’exclure de la société et du monde de l’emploi, vous devrez alors faire face aux théories totalement surréalistes qu’il défend avec une conviction inégalable et qui vous obligeront à voir le monde à travers le prisme « du bon goût, de la décence, de la géométrie et de la théologie ».
Aucune personne saine d’esprit ne voudrait donc passer près de 500 pages en compagnie d’un personnage aussi méprisable… mais étrangement son sens de la répartie hors du commun accroche dès les premières pages. On finit même par éprouver une certaine forme d’admiration envers sa capacité à assumer ses théories dans l’adversité totale et à conserver une certaine cohérence malgré l’absurdité de ses propos. Il mérite donc certes quelques bonnes baffes, mais son regard jaune et bleu particulièrement méprisant sur la société n’est cependant pas dénué d’intérêt.
Si l’on reste bouche bée devant le personnage d’Ignatius Reilly, le reste du casting vaut également le détour. De la vieille Miss Trixie au balayeur black du bar les « Folles Nuits », en passant par son amie Myrna Minkoff, sa mère légèrement alcoolique, le policier Mancuso ou le propriétaire des jeans Levy et son horrible épouse, la galerie de personnages truculents qui gravitent autour de cette imposante masse nommée Reilly ne laissera personne indifférent.
Afin de croiser tout ce beau monde, il faut visiblement se rendre dans les quartiers populaires de la Nouvelle-Orléans durant les années 60. John Kennedy Toole y imagine une sorte de vaudeville insolite où personnages rocambolesques et situations absurdes se multiplient dans un chaos total, qui s’avère au final pourtant très contrôlé. Ces centaines de pages de délire continu forment finalement un tout assez homogène qui permet à l’auteur de livrer une critique sociale sur la société américaine. De Marc Twain au maccarthysme, en passant l’exploitation des noires, tout le monde y passe à travers le regard particulièrement sombre de ce personnage hors-norme qui rejette la société de consommation, tout en prônant un retour à la société médiévale.
Et même ceux qui n’adhèreront pas à cette fresque burlesque devront s’incliner devant la prose incroyablement évocatrice de John Kennedy Toole. Dès les premières pages, le ton est donné et le lecteur se dit qu’il est impossible de poursuivre de la sorte sur près de 500 pages. Et pourtant, à travers l’orateur hors-pair qu’est Ignatius Reilly, l’auteur nous en met plein la vue de la première à la dernière page, sans s’essouffler une seule seconde. Et dire qu’il s’est suicidé à l’âge de trente deux ans avant de réussir à publier ce roman. C’est sa mère qui est finalement parvenu à faire publier ce livre récompensé par le prix Pulitzer à titre posthume. Quel gâchis !
Par contre, ceux qui, comme moi, rêvaient de visiter un jour la Nouvelle Orléans, ses bars, sa musique, …risquent d’être un peu refroidis après la lecture de ce roman.