Critique du Temps et la chambre, de Botho Strauss, vu le 21 janvier 2016 au Théâtre de la Colline
Avec Antoine Mathieu, Charlie Nelson, Gilles Privat, Aurélie Reinhorn, Georgia Scalliet, Renaud Triffault, Dominique Valadié, Jacques Weber, Wladimir Yordanoff, et la voix d’Anouk Grinberg, dans une mise en scène d’Alain Françon
J’ai ce besoin, encore – peut-être un jour disparaîtra-t-il – de comprendre le pourquoi d’une pièce. J’aime comprendre le but de l’auteur qui l’a écrite : quel message voulait-il transmettre ? Souvent, je me demande quelles indications le metteur en scène a pu donner, quel fil directeur guide la pièce. Devant
Le temps et la chambre, c’est difficile de croire que le message donné est celui que j’ai saisi : sans mes études scientifiques, jamais je n’aurais compris la même chose, et elle est donc clairement liée à mon passé. Ce sont mes propres conditions initiales qui ont guidé mon appréhension de la pièce, tout comme elles guident les faits et gestes de chaque personnage dans la pièce. De manière assez déterministe.
La pièce est étrangement construite : la première scène agit comme une présentation de tous les personnages. On se trouve chez Julius et Olaf, deux sceptiques qui passent leur temps à regarder le monde par la fenêtre, et c’est justement en divaguant sur une femme à partir de la seule vision qu’il a depuis son appartement que tout commence : la jeune femme dont il avait rapidement dessiné l’existence sonne à la porte. Elle s’appelle Marie Steuber. Elle sera le chef d’orchestre de la suite de la pièce, qui tournera autour de ses relations avec chaque homme présent dans la pièce. Relations vécues, à venir, ou rêvées, rien ne nous est expliqué, tout est habilement disséminé pour laisser libre cours à notre imagination.
Pour tout physicien qui se respecte, le titre – à mon avis – fait tilt : en nommant sa pièce
Le Temps et la Chambre, Botho Strauss sépare volontairement l’espace du temps, et dérègle ainsi notre perception de l’histoire. Il fait de sa pièce une image quantique du monde qui l’entoure : dans la deuxième partie de la pièce, les multiples rencontres de Marie avec chacun semblent se superposer dans le temps : et l’état que l’on nommerait instinctivement « le présent » n’est plus alors certain, mais une superposition de tous ces états qui nous sont donnés à voir – c’est une vision très Schrödingerienne de la chose.
Durant toute la pièce, on reste dans cette chambre, qui pourtant n’est pas un espace fixe à en juger par la pièce qu’on observe en fond de scène et qui ne fait jamais appel au même univers. Mais le temps est coupé, le rapport entre les scènes difficile voire impossible, la chronologie absente. J’ai tendance à penser qu’on revient en réalité sur le passé de la jeune femme à travers chaque scène, qui marque à quel point l’avis de base de Julius est éloigné de la réalité : elle a vécu bien plus qu’il n’aurait pu l’imaginer en la regardant simplement par la fenêtre. L’explication du passé de la jeune femme permet un éclaircissement de la scène initiale : chacune des réactions des personnages peut être interprétée à partir de son lien premier avec Marie – en physique, on parlerait des conditions initiales qui déterminent l’évolution d’un système. Seul Julius, qui ne la rencontre pas dans cette 2e partie, est donc apte à la juger sur ce qu’il voit et non ce qu’il sait.
Pour soutenir un texte pareil, il faut d’excellents acteurs, des funambules capables de nous entraîner sur le fil sur lequel ils déambulent, sans que jamais nous ne tombions à côté. Alain Françon les connaît, les a choisis, et les dirige admirablement : Georgia Scalliet est une Marie qui a perdu le ton geignard qu’on connaît à l’actrice, pour développer une sorte d’aura translucide qui attirera autour d’elle chaque particule que représentent les personnages. Le duo Gilles Privat / Jacques Weber, qui ouvre la pièce avec brio, décolle magistralement lors d’une scène inoubliable. Citons également Dominique Valadié, dont la voix aux accents boudeur et enfantin prend ici un ton aguicheur qui lui sied parfaitement, Wladimir Yordanoff, tour à tour léger et dansant, puis imposant et menaçant, Charlie Nelson, Antoine Mathieu, et Renaud Triffault, qui complètent brillamment cette distribution.
Je n’aime pas les pièces sans émotion, celles qui ne racontent aucune histoire. Je n’attends pas cela du théâtre. Pourtant, la mise en scène d’Alain Françon a su non seulement susciter mon intérêt, mais également essayer de trouver en moi une explication plausible à ces étranges tranches de vie. Je ne peux rester spectateur insipide devant une cette qualité de jeu, devant la beauté de cette mise en scène, devant la poésie du texte de Strauss. Françon nous présente cette vie sous la forme d’un tableau d’Edward Hopper, dont les lumières transforment les personnages d’une scène à l’autre. Françon nous présente cette vie sous la forme d’une Toccata vocale, et ses acteurs nous envoûtent par leurs intonations spécifiques. Françon nous présente cette vie et s’impose en Maître.
Étrange et pénétrant. ♥ ♥ ♥