Entraînées dans la spirale mondiale du populisme, nos sociétés sont prêtes à liquider tous leurs rêves d'émancipation et de progrès humains. Brexit version radicale par peur des envahisseurs (avant peut-être un " Itaxit "), Trump en Superdupont histrionique d'une Amérique de TV-réalité, extrêmes-droites européennes aux portes du pouvoir dans une large majorité de pays : le réac décompléxé a décidément le vent en poupe. La préférence nationale, voire la xénophobie, contre les vagues migratoires, l'exaltation identitaire contre le multiculturalisme, le conservatisme " frigide " et " barjot " contre l'évolution des mœurs, une république disciplinaire contre l'esprit de tolérance, le repli sur une société centralisée, autoritaire et patriarcale, contre un monde incertain, autant de signaux qui défient les valeurs humanistes qu'on aurait cru plus solidement ancrées.
Mais plutôt que de stigmatiser les foules de plus en plus étendues qui se montrent favorables à cette dérive populiste généralisée, mieux vaut sans doute en interroger les raisons profondes. Le fait est que l'état de colère qui s'est emparé de nos contemporains est surtout l'expression d'un très intense désarroi. Nos aspirations se sont fracassées de la hauteur de nos ambitions passées. Le système économique néolibéral, qui devait offrir bonheur et prospérité à tous, a fini par créer un niveau d'inégalité inconnu, incompatible avec la poursuite de l'idéal démocratique. Ce système né en 1971 avec la fin des accords de Bretton-Wood a volé en éclat en 2008 ; la crise financière en a marqué la fin, et aujourd'hui nous avançons en terre inconnue. L'Europe, qui devait garantir l'entente cordiale et la coopération, n'a tenu aucune de ses promesses. La gouvernance a succédé au gouvernement ; la gestion à la politique ; le technocrate au démocrate ; la pensée inique à la pensée unique.
En acceptant de traité en traité la perte de leur souveraineté (y compris dans leur prérogative de " battre monnaie "), les Etats se sont progressivement auto-dissous. De sorte que le pacte social qui les sous-tendait s'est lui aussi effondré. Il constituait pourtant notre " commun ". Sans lui, revient le fantasme de l'identité, des " racines ". Avec son corollaire, la haine de l'autre. Le transfert de dette entre les banques privées et les finances publiques, s'il a temporairement solutionné la crise financière ouverte en 2007, a considérablement appauvri les Etats. Privées de la solidarité collective que représentait l'Etat social, les populations précarisées, ou en voie de précarisation, ou en angoisse de précarisation, se saisissent du prétexte identitaire pour retrouver la possibilité de refonder la communauté nationale, sur un mode brutal et discriminant. Croyant attendre les " barbares " à leurs portes, elles n'ont pas vu que ce faisant elles s'étaient elles-mêmes transformées en barbares.
Les nombreux scandales financiers qui secouent régulièrement la planète ne sont pas sans rappeler la fin du XIXe siècle, avec sa dérégulation économique et ses " barons voleurs ". Le mélange des genres entre le monde politique et les grands trusts industriels et financiers ont jeté un égal discrédit sur l'un comme sur les autres. Le rejet de l'élite liée à une mondialisation qui ne fonctionne qu'au détriment de l'activité et de l'emploi est désormais général. Le ton monte entre les citoyens et leurs représentants, accusés collectivement de se servir avant de servir. La rupture, de fait, est consommée ; elle est la conséquence de la grande panne démocratique que nous vivons. On aura beau parler de compte personnel d'activité, de revenu universel de base, etc., rien n'y fera ; c'est bien la question de la citoyenneté qui est au centre des débats. Les rustines idéologiques ne tiendront pas bien longtemps.
Les primaires, contrairement à ce que l'on dit, font émerger des figures qui ne sont que les manœuvriers les plus habiles de leur propre parti, et rien de plus. Ainsi 54% des américains ne voulaient pas voir Hillary Clinton en candidate démocrate et 61% n'acceptaient pas Trump en représentant du camp républicain. Une majorité d'électeurs ont donc voté pour départager deux figures d'oligarques dont de toutes façons ils ne voulaient pas. Un tel montage a-t-il encore un lien quelconque avec l'esprit de démocratie ?
Ainsi, de calculs opportunistes en incurie généralisée, le petit monde de la politique a laissé le marché le démettre progressivement de ses fonctions, l'impuissance publique s'imposer, la démocratie se saborder. Paupérisation et déni démocratique sont les deux moteurs de l'immense vague de populisme qui secoue actuellement la planète. Ici sous forme identitaire, là sous forme du fondamentalisme religieux. Pourtant jamais l'aspiration à une démocratie digne de ce nom n'a été mieux partagée partout dans le monde. Il faut croire que tout ceux qui feignent ne pas entendre ont placé ailleurs leurs intérêts personnels.
Gérard Larnac