RICHARD WAGNER et le douanier Edmond ROCHE par Paul BOULET
L'EXISTENCE mouvementée de Richard Wagner a été riche en événements aussi pittoresques que variés Ses séjours à Paris notamment ont depuis longtemps, fait l'objet de nombreuses études soulignant la part importante tenue par les milieux intellectuels français dans la vie de celui qui, après tant de déboires de toutes sortes,devait devenir le maître de Bayreuth dont le génie est aujourd'hui universellement indiscuté. La manifestation organisée, le 25 mai dernier, par la société des Amis de Meudon-Bellevue, à l'occasion du centenaire du « Vaisseau Fantôme », dont la composition a été poursuivie et achevée en 1841, dans une modeste maison de l'avenue du Château, à Meudon, a provoqué la publication, dans la presse parisienne, de nombreux articles qui ont fait revivre une fois de plus quelques anecdotes des séjours de Richard Wagner à Paris. Il nous a paru intéressant d'apporter notre contribution à l'évocation de ces souvenirs du passé, en réunissant, dans une étude d'ensemble, les éléments recueillis sur les circonstances dans lesquelles le grand musicien allemand fit, en 1859, à Paris, la connaissance de. l'employé des douanes Edmond Roche et sur la collaboration artistique qui s'établit entre les deux hommes en vue de la première représentation de « Tannhauser », donnée le 13 mars 1861, sur notre théâtre de l'Académie Impériale de Musique. Edmond Roche, qui compta, avez Charles Baudelaire, parmi les premiers admirateurs français de Wagner, est né a Calais le 20 février 1828. Sa jeunesse a été contée par Victorien Sardou, qui le considérait comme l'un de ses meilleurs amis. Roche vécut dans sa ville natale les premières années de son enfance ; il parcourait les dunes, gravissait les falaises vivait avec la mer dans une sorte de mystérieux commerce, s'enivrant de solitude et de liberté ; le souvenir de ces heureuses années le consolait encore aux heures pénibles de ses plus mauvais jours. Roche dut, trop tôt à son gré, dire adieu à tout cela. A l'âge de 14 ans, il entra au Conservatoire de musique, dans la classe de violon du professeur Habeneck dont il fut un des bons élèves. Après son temps d'étude, Roche chercha une place d'exécutant dans les théâtres de Paris. Avec l'emploi qu'il tenait le soir au théâtre, Roche cumulait, le jour, depuis le 11 février 1847, les fonctions de surnuméraire au bureau des douanes de Paris Marais. C'était, d'ailleurs, un cumul peu lucratif, puisque le surnuméraire ne reçut aucune rétribution jusqu'au 1er juillet 1851, date à laquelle il fut titularisé commis au bureau de Paris-Javel, aux appointements de 1.000 francs par an. « C'est, d'ailleurs, au moment où il fut appointé par l'administration, après la fin de son surnumérariat, qu'Edmond Roche quitta son emploi à l'orchestre de la Porte-Saint-Martin pour consacrer ses loisirs à la musique et à la littérature. » Comme nous venons de le voir, l'émargement était modeste, mais c'était au moins un peu de loisir et le loisir c'était le travail. Roche avait, dans ses fonctions administratives, la régularité de l'employé classique. Il faisait sa besogne en conscience, besogne aride entre toutes : pièces à mettre en ordre, bordereaux à vérifier, comptes à établir; mais le soir, quand il avait secoué la poussière du bureau, il redevenait poète ; quelques préludes sur son violon suffisaient pour le ramener dans le monde de l'idéal et du rêve ; il écrivait alors, il écrivait beaucoup, et parfois même fort avant dans la nuit. Il publia, chez Mandeville, un ouvrage important sur « l'Italie de nos jours », mais il s'essaya spécialement à la critique musicale. Dès 1853, 11 avait fait imprimer chez Firmin Didot, en une brochure dédiée à son ami J. Armingaud, une étude poétique sur Mozart ; il publia, en outre, dans le « Diogène » (1er mars 1857), un article sur Gounod, deux ans avant la première représentation de « Faust » ; il écrivait, en 1861, dans la collection « Les virtuoses contemporains » éditée par Michel Lévy, une étude sur Alfred Jaell et composa une comédie en un acte intitulée: « La dernière fourberie de Scapin », qui devait être représentée lors d'un anniversaire de Molière. Mais il voulait surtout être poète : dans ses vers, il célébrait, d'ailleurs, de préférence la musique et les musiciens. Ses poésies et ses études ont été éditées en 1863, après sa mort, par ses amis : ce recueil, accompagné d'un portrait de l'auteur par Grenaud et orné d'eaux-fortes par Corot. Bar. Herst et Michelin, fut préfacé par Victorien Sardou. Roche habitait, à cette époque. Montmartre, dans une sorte de petite lanterne qu'il nommait son belvédère, au coin de la rue de Steinkerque. On y faisait beaucoup de musique de chambre ; Edouard Lalo était un des concertants. On y parlait également littérature et beaux-arts en petit comité, auquel participaient Victorien Sardou et le peintre Corot. C'est en septembre 1859 que le commis des douanes Edmond Roche fit la connaissance de Richard Wagner qui venait de quitter Zurich pour tenter sa chance à Paris. Charles de Lorbac, dans une brochure éditée en 1861, et qui, presque introuvable aujourd'hui, fut la première étude publiée en France sur Wagner, raconte les conditions dans lesquelles se produisit cette rencontre délicieuse en sa simplicité et que le compositeur appelle une « très curieuse aventure » dans la lettre qu'il a écrite, le 10 octobre 1859, à Mathilde Wesendonk, l'inspiratrice de l'émouvante partition de « Tristan et Isolde ». Après son arrivée à Paris. Wagner se rendit à la douane pour y réclamer son mobilier venant de Suisse. On sait qu'il n'était guère patient et tout permet de supposer que les formalités douanières devaient rapidement l'indisposer. Arrivé dans le bureau qui lui avait été indiqué, il s'adressa en français au chef de service et lui déclina son nom ; son impatience accentuait encore sa façon comique de parler notre langue ; Roche, qui travaillait près de son chef et avait été attiré par le bruit, se leva vivement et s'interposa: — Est-ce à M. Richard Wagner, le compositeur, que j'ai l'honneur de parler ? — Oui, monsieur. Vous me connaissez donc ? s'écria Wagner, surpris de voir son nom si bien connu à la douane française. — Je vous présente, cher maître, répondit Roche d'une voix tremblante d'émotion, un de vos admirateurs, qui a votre portrait suspendu au-dessus de son piano. Ce serait un grand honneur pour moi d'obliger un des plus grands maîtres de la musique. Permettez-moi donc de vous prouver ma sympathie en vous épargnant tout ce que ces démarches pourraient avoir d'ennuyeux pour vous. Wagner croyait rêver ! Rencontrer un enthousiaste de son art à la douane, alors qu'il prévoyait tant de difficultés pour la réception de ses meubles ! Roche se mit en quatre pour lui venir en aide ; il le guida dans les différents bureaux où les formalités furent rapidement simplifiées ; pendant la route, ils causèrent très sympathiquement. Roche dit au compositeur qu'il avait déjà étudié à fond les arrangements pour piano de ses opéras et que, de plus, il s'occupait avec passion de littérature ; il l'informa qu'un groupe assez important d'amis s'était formé presque exclusivement pour la propagation de ses œuvres. Comme Roche ne comprenait pas l'allemand, Wagner lui objecta qu'il se rendait difficilement compte du plaisir qu'il pouvait trouver à lire une musique si intimement liée à la poésie et à l'expression du vers. Le douanier lui répondit alors que c'était justement parce qu'elle était si intimement liée au texte qu'il pouvait sans peine induire la poésie de la musique, de sorte que la langue étrangère lui devenait parfaitement intelligible par la musique. Wagner, en relatant cette conversation dans sa lettre du 10 octobre/1859 à Mathilde Wesendonk, écrivit : « Qu'y avait-il a répliquer ? il me faut commencer à croire aux miracles. et cela à la douane !" Wagner apportait à Paris sa partition de Tannhauser. Grâce à l'influence de la princesse de Metternich. il avait obtenu de Napoléon III la promesse de faire représenter son œuvre à l'Opéra, mais avec des paroles françaises. Il s'était empressé d'accourir, sans toutefois, s'être auparavant enquis d'un traducteur. Georges Servières, dans sa brochure "Tannhauser à l'Opéra en 1861", noua apprend que l'adaptation du poème avait tout d'abord été confiée au ténor Gustave Roger qu'un accident de chasse avait éloigné du théâtre. Roger avait traduit le premier tableau du premier acte et l'avait chanté d'un bout à l'autre au compositeur émerveillé. Mais, il dut renoncer à la tâche entreprise, soit à cause de ses occupations, soit parce que sa lenteur irritait Wagner. C'est alors que, le 27 décembre 1859, celui-ci pensa à Edmond Roche. Très sympathique au génie poétique et musical de Wagner, Roche avait, aux yeux de ce compositeur exigeant, le mérite immense d'être rompu à toutes les difficultés de la versification française. Mais si Roche, poète de talent connaissant tout les rythmes et toutes les ressources de la poésie lyrique, paraissait pouvoir être bon versificateur, il ne pouvait entreprendre seul le travail de la traduction puisqu'il ignorait l'allemand C'est alors que Wagner dut recourir à un second collaborateur pour faire passer d'un idiome dans l'autre les beautés de son poème. Il adjoignit à Edmond Roche, un jeune Allemand, Richard Lindau (frère de Paul Lindau, le célèbre critique), professeur de chant, compositeur, excellent musicien, un peu poète et sachant le français comme sa langue maternelle. Ainsi à chacun sa tâche selon ses aptitudes. Lindau devait traduire mot à mot, alors que Roche devait recueillir cette première version et la versifier. Le travail était ensuite revu, corrigé, rectifié par les deux collaborateurs en compagnie de Wagner : les récitatifs étaient en vers blancs ; les airs en vers rimés. La traduction de Tannhauser prit à Roche six mois de travail le plus assidu, le plus exténuant ; il y prodigua ses jours et ses nuits. Sardou raconte le genre de torture auquel fut soumis le douanier-poète: « Le dimanche, jour de repos à la douane, était naturellement celui que Wagner accaparait pour sa traduction. Quel congé pour ce pauvre Roche ! A sept heures, me disait-il, nous étions à la besogne, et ainsi jusqu'à midi, sans répit, sans repos, plié, courbé, écrivant, raturant et cherchant la fameuse syllabe qui devait correspondre à la fameuse note, sans cesser néanmoins d'avoir le sens commun ; lui, debout, allant, venant, l'œil ardent, le geste furieux, tapant sur son piano au passage, chantant, criant et me disant toujours : « Allez, allez ». A midi, une heure quelquefois, et souvent deux heures. épuisé, mourant de faim, je laissais tomber ma plume et me sentais sur le point de m'évanouir. « Qu'avez-vous ? me « disait Wagner tout surpris. — « Hélas, « j'ai faim. » — « Oh ! c'est juste, je n'y « songeais pas. Eh bien ! mangeons un « morceau vite et continuons. » On mangeait donc un morceau, vite, et le soir venait et nous surprenait encore, moi anéanti, abruti, la tête en feu, la fièvre aux tempes, à moitié fou de cette poursuite insensée à la recherche des syllabes les plus baroques., et lui, toujours debout, aussi frais qu'à la première heure, allant, venant, tapotant son infernal piano, et Unissant par m'épouvanter de cette grande ombre crochue qui dansait autour de moi aux reflets fantastiques de la lampe, et qui me criait, comme un personnage d'Hoffmann : « Allez toujours, allez », en me cornant aux oreilles des mots cabalistiques et des notes de l'autre monde. Et toutefois, ce labeur assidu et plus pénible pour lui, chétif, que pour tout autre. Roche l'acceptait avec courage, car derrière cette peine infinie, il y avait l'espoir. Et quel autre à sa place ne se fût pas permis de caresser un beau rêve dont la réalisation semblait si prochaine. Ne tenait-il pas enfin l'occasion si longtemps attendue ? En admettant que le public parisien jugeât sévèrement l'œuvre de Richard Wagner. le moindre succès auquel cette œuvre pût prétendre était assurément un succès de curiosité. Roche attendait mieux, mais il ne demandait pas davantage c'était assez pour attirer la publicité sur son-nom, pour fonder sa réputation, sinon de poète,, du moins de versificateur habile ; et si. du coup. il n'atteignait pas à la gloire, il avait la sécurité.
Wagner en 1860
La traduction, signée des noms d'Edmond Roche et de Richard Lindau et que Wagner avait lui-même retouchée, fut présentée à Royer, directeur de l'Opéra, le 24 juin 1860. Mais Royer, effrayé à l'idée de faire paraître sur son affiche les noms de deux librettistes inconnus, ne voulut pas accepter la traduction. Il exigea que la version Roche-Lindau, qui contenait, d'après lui, des erreurs de prosodie rythmique, fût remaniée par Nuitter dont il accepta le travail. C'est la traduction de Nuitter, basée sur celle de Roche-Lindau. qui fut définitivement présentée à l'Opéra. Il est certain que cette traduction renfermait, assez nombreux, de jolis vers dus à la plume d'Edmond Roche. On peut donc dire que la traduction franchise du livret allemand de Tannhauser était l'œuvre collective de Roche, Lindau et Nuitter. Cette traduction devait faire avant même la première représentation de l'opéra de Wagner l'objet d'un procès. Lindau ne voulut pas se contenter d'une rémunération fixe versée une fois pour toutes ; il prétendit toucher des droits d'auteur et être nommé sur l'affiche et sur le livret à côté de Nuitter. Roche, faisant preuve d'une touchante abnégation, ne le suivit pas dans cette voie, bien que sa collaboration ait été plus réelle et plus intellectuelle que celle de Lindau. Lindau succomba au procès, malgré la chaleureuse plaidoirie de son avocat, M" Marie, le tribunal, en tenant « comme constante la coopération de MM. Lindau et Roche à la traduction et tout en réservant les droits de M. Lindau contre M. Wagner pour obtenir la rémunération (et non des droits d'auteur) qui lui est due », l'a déclaré mal fondé en sa demande principale et condamné aux dépens envers toutes les parties. L'avocat de Wagner était Me Emile Ollivier. le futur ministre, qui, dès 1858, avait été chargé, par le beau-père de Wagner, Liszt, de dépendre à Paris les intérêts pécuniaires du jeune musicien. Au cours de l'audience, Me Marie avait été conduit à discuter la fameuse théorie de la « musique de l'avenir ». M" Ollivier accepta le débat qui lui était ainsi offert : « J'aime s'est-il écrié, cette qualification. Donnée par les ennemis envieux, elle peut être acceptée par les admirateurs et les amis. Oui, la musique de Wagner est la musique de l'avenir en ce sens qu'elle vivra encore quand, depuis longtemps, on aura oublié jusqu'au nom de ceux qui l'attaquent avec tant de passion. » On ne pouvait se montrer meilleur prophète. Quant à Nuitter et à Roche, qui n'étaient pas partie au procès, ils devaient toucher des droits d'auteur. Roche mourut cette même année et sa femme ainsi que ses enfants ne lui survécurent pas longtemps. On chercha s'il n'avait pas un parent à qui il aurait fallu verser des droits ; on n'en trouva aucun. On sait qu'après 135 répétitions. il suffit de trois représentations, au cours desquelles une cabale aussi scandaleuse qu'imméritée fut organisée par les détracteurs de Wagner, pour faire sombrer Tannhauser. L'oeuvre a pris sa revanche depuis, non seulement sur toutes les scènes du monde, mais également à l'Opéra de Paris. Pas plus que Nuitter, Edmond Roche n'eut d'ailleurs la satisfaction de voir son nom figurer sur l'affiche, que nous avons trouvée dans les collections du musée Wagner de Bayreuth, et sur le livret, édité en français en 1861, qui mentionnèrent que Wagner était le seul auteur du poème et de la musique. Cette décision si rigoureuse et l'insuccès de Tannhauser portèrent un coup terrible à Edmond Roche, qui voulut pourtant continuer la lutte, bien que ses forces lui fissent défaut. Vers le milieu du mois de novembre 1836. Roche éprouva tout à coup une vive douleur à la poitrine et un flot de sang s'échappa de sa bouche. On crut un moment que l'accident n'aurait pas suites graves. Roche avait repris son travail ; il écrivait alors « L'éventail de Suzette ». De nouveaux accidents se manifestèrent. Il prit le lit dans les premiers jours de l'hiver. « Le 16 décembre, il avait rendez-vous avec moi, dit Sardou ; il essaya de se lever, mais à peine debout, il dut y renoncer ; il m'écrivit de ne pas 1'attendre, et huit jours après, le 24 décembre 1861, il était mort. Il avait trente-quatre ans. »Tels sont les souvenirs qu'il nous a paru intéressant de rassembler et de publier sur les conditions dans lesquelles se sont rencontrés et ont collaboré, à Paris, de septembre 1359 à mars 1861, le grand poète-musicien allemand Richard Wagner et le modeste fonctionnaire des douanes françaises Edmond Roche.
Juin 1941.
Pour se documenter davantage
On peut lire en ligne sur wikisource le Tannhäuser à l'opéra en 1861 que Georges Servières publia chez Fischbacher en 1895.
En 1961, Madeleine Guignebert et Henri Weitzmann réalisèrent pour la radio une émission dramatique qui fut diffusée sous le titre Le douanier de Wagner, Edmond Roche.