"À l’heure où les dés heurtent le sol, à l’heure où le glaive heurte l’armure, à l’heure où rencontrant ceux de l’étranger, les yeux des âmes expirantes s’emplissent d’amour… À l’heure où regardant alentour, tu ne vois que pieds arrachés, mains mortes, et ces yeux qui s’éteignent… À l’heure où même mourir t’est refusé…"
Citant ainsi Georges Séféris, Aslı Erdoğan se demande : « N’est-ce pas l’heure à laquelle nous vivons ? »
Son éditeur en France, Actes Sud, publie quelques-unes des chroniques pour lesquelles elle a été emprisonnée et reste sous la menace d’une condamnation.
Ce sont des textes qui disent son attachement à la liberté, qui se risquent, dans un pays où « un jour viendra peut-être où, regardant en arrière, nous dirons que "le fascisme c’était vraiment bien!", recouvrant d’une couche de peinture fraîche les cicatrices profondes qui émaillent le visage d’une poupée de porcelaine… » Elle nomme les morts, tués par des balles réelles, dans « ce pays qu’on appelle la vie », appelle Rilke à l’aide quand elle marche, marche, s’arrachant à la nuit.
Elle évoque, d’un texte à un autre, les « grands charniers de notre mémoire collective où s’entassent pêle-mêle le passé et le présent, les bourreaux et les victimes » : les camps de concentration (« le train… plein à craquer des condamnés de la mémoire »), le massacre des Arméniens (« Accuser la victime de mensonge, c'est rejeter le crime sur ceux qui en sont les martyrs »), la situation des Kurdes (« La marche des Kurdes sera longue »).
Hier, dans ce blog, vous lisiez ces questions soulevées dans le spectacle du Théâtre du Soleil : Peut-on écrire, peut-on lire, peut-on mettre en scène, peut-on jouer par les temps qui courent à la catastrophe ? Aslı Erdoğan pose aussi les questions suivantes : « J’y ai réfléchi par deux fois avant d’écrire depuis le coeur de l’horreur… En soi, la littérature est un effort de confrontation et de conciliation. Mais lorsque la violence bat son plein, quelle conciliation est encore possible ? » Et, plus loin, « sitôt qu’on se met à écrire, on sent la conscience se rétracter et s’assécher, l’impossibilité d’avancer, l’incapacité de se décider à donner un temps à ses verbes, un sujet à ses phrases. Comme si effectivement, plus rien ne vous chuchotait à l’oreille, pas même un songe. »
Et encore, après avoir cité Kafka, « écrire ou raconter mène à la captivité autant qu’à la libération, c’est un voyage qui vous condamne à vivre, et à sauver de la mort qui leur est promise les hommes, un seul ou mille, que vous y avez embarqués ».