Princess Royal
Le 29 septembre 1766, la Reine d’Angleterre Charlotte de Mecklenburg-Strelitz accouche d’une petite princesse. Elle a déjà donné à son époux, le Roi George III, trois beaux garçons : George, prince de Galles, Frederick et William. C’est donc la première fille du couple. On la baptise Charlotte, comme sa mère, mais elle sera connue sous le nom de « Princess Royal » ou « Royal ».
Dès ses plus jeunes années, Royal développe un complexe d’infériorité par rapport à ses sœurs, surtout à l’égard d’Augusta, née en novembre 1768, et d’Elizabeth, née en mai 1770. Au sein du trio des filles aînées, la comparaison systématique lui est défavorable : autant on loue la beauté de la seconde et de la troisième, autant on trouve Royal « banale », voire « loin d’être belle » !
En revanche personne ne conteste son intelligence. Dotée d’une excellente mémoire, la princesse apprend vite : l’étude devient l’une de ses grandes passions. Élève calme, douée et appliquée, elle sait le français et l’allemand, mais aime aussi l’histoire et la géographie. En 1774, âgée d’à peine huit ans, elle connaît l’histoire de l’Angleterre sur le bout des doigts. Elle lit beaucoup et fait toujours des observations pertinentes.
En 1778, l’artiste John Alexander Gresse devient le professeur de dessin et de peinture des princesses. Royal, alors âgée de 12 ans, se passionne pour cette activité, qu’elle pratiquera jusqu’à la fin de sa vie.
Charlotte, Princess Royal, par Benjamin West en 1776 (détail – Collection Elizabeth II)
Des relations difficiles avec la Reine sa mère
Les gouvernantes successives de la princesse tentent de corriger un léger bégaiement, que l’on remarque surtout lorsqu’elle se trouve en présence de sa mère. Leurs relations sont, dès les plus jeunes années de Royal, empreintes d’une certaine froideur qui ira en grandissant. La Reine Charlotte ne se reconnaît pas en sa fille aînée : lorsqu’elle la contemple, elle ressent une forme de déception. La princesse s’en rend compte.
Contrairement à sa mère, femme élégante, et à ses sœurs, Royal ne manifeste aucun intérêt pour la mode et les toilettes. Certes gracieuse et majestueuse, elle manque de coquetterie.
Plus grave, malgré les nombreux cours de danse, la princesse restera une danseuse maladroite, tandis que la Reine et ses autres filles sont très douées pour cette activité. Surtout, ce qui est sans doute lié, Royal n’a absolument pas l’oreille musicale. La Reine Charlotte, toute entière habitée par cet amour pour la musique (dont Royal avoue elle-même qu’elle en est la « seule dépourvue »), ne peut comprendre ce rejet. Ses cinq autres filles jouent divinement d’un instrument, chantent et dansent à merveille, alors que Royal croit mourir d’ennui lorsqu’elle assiste à un concert.
Libérée de la présence de sa mère, la princesse se métamorphose. Elle s’entend très bien avec les hommes de la famille, ses frères aînés mais surtout son père, à qui elle ressemble beaucoup. Elle est son réconfort, sa « darling ». Comme lui elle est plutôt littéraire, travailleuse acharnée, très critique sur elle-même et sur les autres.
Perspectives matrimoniales ?
George III par William Beechey (National Portrait Gallery)
Princess Royal fait ses débuts à la Cour à l’âge de 15 ans, le 4 juin 1781. C’est une jeune fille accomplie, très fière de sa position d’aînée (Cliquez pour lire l’article sur la petite dernière, Amélia !)
La duchesse Augusta de Brunswick, sœur de George III, voudrait bien marier son fils aîné à son illustre cousine. Pour la Reine Charlotte, qui ne s’est jamais entendue avec la sœur de son mari, il n’en est pas question : « Je préférerais encore garder toutes mes filles avec moi pour toujours plutôt que de les voir mariées là bas »…!
Le Roi rejette la proposition de sa sœur en novembre 1782 : il trouve Augusta trop indiscrète et intrigante. En outre, il ne souhaite marier aucune de ses filles avant leurs 17 ans. Curieux argument qui étonne la duchesse :
Vos princesses doivent être bien différentes de toutes les autres jeunes filles, si elles ne ressentent pas durement le malheur de n’être point établies.
Princess Royal atteint ses 17 ans en septembre 1783… et son père ne manifeste pas la moindre envie d’interrompre son éducation. Elle se replonge alors dans les études, incapable de rester inactive, et multiplie les cours de dessin et de peinture.
Les témoins s’étonnent de la voir, avec ses sœurs, effectuer les tâches d’une véritable secrétaire pour sa mère, comme étiqueter de nouveaux arrivages de livres ou dessiner les spécimens de plantes que sa mère collectionne, en grande amatrice de botanique.
La botanique ! S’il y a bien une passion qui rapproche la Reine et sa fille aînée, c’est l’amour des plantes. Alors que la Reine Charlotte prépare un livre illustré, elle nomme Royal son « assistante » au printemps 1788.
C’est dans ce contexte qu’à lieu le premier acte d’un véritable drame familial et politique. Le 16 octobre 1788, George III ressent d’insupportables douleurs à l’estomac, bientôt suivies de crampes dans les jambes qui l’empêchent de se mouvoir correctement. Les symptômes se font plus graves : il atteint au fil des semaines un état proche du délire, murmure des phrases sans queue ni tête. William Grenville, membre du Parlement, écrit le 23 octobre 1788 : « Un symptôme de la maladie du Roi est une agitation, un trouble de l’esprit qui ne lui laisse aucun répit ». Ce sont les premiers signes de ces crises de folie qui vont resurgir à intervalles réguliers avant de s’installer durablement.
La Reine, déjà mélancolique, s’assombrit, désespérée par l’état de son mari. La crise dure plusieurs mois, jusqu’en février 1789. Rétabli, le Roi ne se préoccupe pas davantage d’établir ses filles…
Dépression
Royal est « née pour présider », ce qui n’est pas envisageable à la Cour d’Angleterre… Cependant la Reine Charlotte ne veut pas entendre parler de mariage. Ses filles font la joie de vivre du Roi, qui ne le supporterait pas. Alors Royal se tait, de peur d’incommoder son père et de réveiller sa maladie.
Mais une à une, ses amies et ses domestiques se marient, ont des enfants… Tandis qu’elle, princesse d’Angleterre de 22 ans constamment chaperonnée par ses parents, n’a que des « partenaires de danse ». Rien ne semble vouloir rompre la monotonie des jours : la Reine se cloitre avec ses filles dans ses diverses résidences, supervisant études et activités.
Déjà mal comprise par son entourage car ayant une personnalité très complexe, la princesse se renferme sur elle-même, devient cassante et sèche avec les autres.
Elle se sent mal aimée, et a l’impression d’être gardée « sous contrôle permanant, comme une enfant ». Et elle ne supporte plus le caractère capricieux et irritable de sa mère, « auquel elle est obligée de se soumettre ». Elle en vient même à dire « qu’elle n’a jamais aimé la Reine, à cause de son excessive sévérité ».
Son ressentiment continu envers sa mère, son désir d’échapper à cet état de sujétion dans lequel elle considérait être gardée, et sa certitude qu’une échappatoire était impossible, avait abouti, en somme, à son retrait du monde.
Charlotte, princess Royal, par William Beechey vers 1795/97 (Windsor, Collection Elizabeth II)
En 1794, âgée de 28 ans, elle n’est toujours pas mariée, et se raccroche aux lettres de ses frères, qui la supplient de prendre son mal en patience. Mais, naturellement nerveuse et susceptible, elle est persuadée qu’elle va finir ses jours dans l’ombre de sa mère et de ses sœurs, ce qui la plonge dans un état alarmant.
Un établissement, enfin ?
Le 13 novembre 1795, George III reçoit une nouvelle proposition de mariage pour sa fille ainée : le prétendant est Frederick, prince héritier du duché de Württemberg. Le duché de Württemberg fait partie, comme le Hanovre, du Saint-Empire romain germanique qui, depuis le Xème siècle, compte un savant mélange hiérarchisé d’Electeurs, de princes, de ducs et de comtes.
La première réaction du Roi est de s’y opposer : mais le prince, veuf nanti de 3 enfants qui vivent avec lui, insiste tant pour obtenir la main de Royal que le Roi, petit à petit, se laisse fléchir et consent enfin le 15 juin 1796.
Princess Royal est ravie, et se met à arborer autour du cou un médaillon avec un portrait de son fiancé. En avril 1797, le prince arrive à Londres. Elizabeth exulte : « ma sœur est très contente de lui ». En vérité, elle a attendu ce moment avec tant d’impatience qu’elle est incapable d’aligner un mot : c’est sa mère qui s’en charge.
Le 18 mai, rayonnante dans une robe blanche qu’elle s’est appliquée, avec l’aide de sa mère et de ses sœurs, à broder elle-même de fils d’argent, Royal épouse le prince Frederick et devient princesse héritière de Württemberg. Elle ne regrettera jamais son mariage.
Charlotte, héritière de Württemberg
Détail d’un tableau de Thomas Gainsborough où Charlotte est représentée avec ses soeurs Augusta et Elizabeth (Collection Elizabeth II)
En juin, la mariée arrive à Heilbron, frontière avec le Württemberg. Le prince l’a précédé, et l’accueille entouré de ses deux fils, Wilhelm et Paul, qu’elle adopte aussitôt. Le jour suivant, dans sa nouvelle capitale Stuttgart, elle rencontre ses beaux-parents.
Le soir, dans l’imposant château de Ludwigsburg érigé à la campagne et où les Württemberg aiment à passer leur temps, elle fait la connaissance de la fille de son époux, la princesse Catherine, 9 ans. « Elle est vraiment très jolie, le portrait de son père », commente-t-elle : elle gagne rapidement l’affection de la fillette.
Enfin, Princess Royal est connue sous son vrai nom, Charlotte, et peut mener une vie à sa mesure, participer aux représentations de Cour, aux bals et aux réceptions, souvent données dans le Nouveau Palais de Ludwigsburg, immense édifice baroque où chaque membre de la famille ducale possède un appartement.
Unie à un homme qu’elle décrit dans ses lettres comme « le meilleur de maris », Charlotte se sent revivre. Même si leur relation de couple souffrira de la tension de la guerre, de l’occupation ennemie et des chagrins personnels, elle ne reviendra jamais sur cette impression des premiers mois de mariage. Elle soutiendra toujours ce mari que son propre peuple respecte mais craint, cet autocrate résistant aux réformes qui s’accroche à son pouvoir personnel.
Charlotte apprend à connaître sa nouvelle patrie, et gagne les cœurs très rapidement. Dès le 30 août 1797, elle peut écrire avec excitation à son père qu’elle est enceinte !
Une fille mort-née, blessure secrète
Le 22 décembre 1797, le beau-père de la princesse meurt subitement. Sa belle-mère s’affaiblit elle aussi de jour en jour et décède en mars 1798. Charlotte, devenue duchesse, prend sous son aile la jeune Catherine, qui vivait jusque là avec sa grand-mère.
Installée dans sa capitale comme le veut la coutume, elle attend d’un jour à l’autre la venue de son enfant. Elle donne naissance, le 27 avril 1798, à une fille mort-née, après un accouchement extrêmement difficile qui lui fait souffrir le martyre. On craint pour sa vie et on lui cache la mort de son enfant.
Le duché tout entier prie pour son rétablissement, les paysans se déplacent jusqu’à Stuttgart pour obtenir de ses nouvelles. Son époux est bien obligé de lui annoncer la mort de sa fille. Dévastée par « la perte de cette petite chose sur laquelle j’avais bâti tant de bonheur », elle ne se remet que très lentement.
Après cette grossesse, Charlotte, dont on avait toujours salué la belle silhouette (à défaut de la beauté), prend beaucoup d’embonpoint. L’année suivant l’accouchement, elle écrit à son père pour lui annoncer qu’elle est à présent presque aussi large que son mari, réputé pour sa forte stature !
Mais Charlotte se moque de sa prise de poids. En revanche, sa maternité déçue reste une blessure secrète sur son cœur. Elle ne sait pas qu’elle ne retombera jamais enceinte et gardera jusqu’à sa mort les petits vêtements qu’elle avait fait venir d’Angleterre à l’annonce de sa grossesse. Elle reporte son amour maternel frustré sur la petite Catherine surnommée Trinette, qu’elle considère comme sa propre enfant.
Domination de Napoléon
Charlotte ressent douloureusement la guerre incessante entre la France de Napoléon et l’Autriche de l’Empereur. Le duché de Württemberg, rangé aux côtés de l’Autriche, devenu le point de passage des troupes françaises et autrichiennes, est dévasté.
En 1800, elle est obligée de se réfugier à Vienne avec son époux pour fuir l’avancée des troupes qui font des dégâts considérables. Le 9 février 1801, le traité de Lunéville signe l’abolition du Saint-Empire romain germanique et la victoire complète de la France de Napoléon sur le continent.
Politique ambitieux, Frederick ne compte pas en rester là. En mars 1802, il signe un traité secret avec la France, et est proclamé Électeur de l’Empire par Napoléon. Ce retournement d’alliances est très mal perçu, on s’en doute, par l’Angleterre. Charlotte, censée, comprend que le duché de Württemberg ne peut continuer à se battre seul contre la France : sa famille lui en tient rigueur.
En 1805, la guerre reprend entre la France et l’Autriche. Charlotte est obligée de fuir Ludwigsburg devant l’avancée des troupes autrichiennes : elle est à présent alliée à la France en tant qu’épouse d’un Électeur de l’Empire.
Le 2 octobre, elle reçoit la visite de Napoléon à Ludwigsburg. Elle décèle en lui une dangereuse combinaison de charme et de violence, mais est surprise de le trouver plein de bonne volonté. Elle le revoit quelques mois plus tard, et avoue qu’elle ne l’aime pas mais qu’elle l’admire.
La Reine Charlotte de Württemberg (Collection privée)
Les français défont les autrichiens à Ulm le 19 octobre, puis les austro-russes à Austerlitz le 2 décembre. Napoléon impose la paix à l’Autriche, puis créé la Confédération du Rhin : il décide d’ériger en royaumes le Württemberg, la Saxe et la Bavière en échange de l’adhésion de leurs souverains à la Confédération.
Frederick et Charlotte deviennent respectivement Roi et Reine de Württemberg le 26 décembre 1805 et sont couronnées le 1er janvier 1806 à Stuttgart. Une foule nombreuse vient les acclamer. Charlotte est attristée par l’attitude de ses parents, qui, se sentant trahis, refusent de lui accorder le titre de Reine de Württemberg, pas plus que de reconnaître son nouveau royaume. Elle n’ose leur écrire trop souvent : « Bonaparte à des yeux et des oreilles partout ».
Charlotte contribue grandement à favoriser le mariage de belle-fille Catherine de Württemberg avec Jérôme Bonaparte, frère de Napoléon et Roi de Westphalie. C’est avec tristesse qu’elle voit cette petite Trinette tant aimée partir pour Paris.
Lorsque le trône de Napoléon vacille en 1813, Frederick Ier de Württemberg, éternel opportuniste, se range du côté de la coalition et son titre de Roi, en même temps que celui de son épouse, est enfin reconnu au Congrès de Vienne l’année suivante.
Morts en série
Avec l’âge, Frederick devient impétueux et quelque peu difficile de caractère : il bouscule sa femme pour un oui ou pour un non. Mais Charlotte s’accommode de ses sautes d’humeur et ne supporte pas qu’on le critique. Son époux décède en 1816, âgé de 62 ans. Charlotte est dévastée : « Je suis convaincue qu’il n’existait personne aussi attachée à un homme que je l’étais au Roi. »
A-t-elle idéalisée son mariage ? On dit que Frederick se comportait avec son épouse en petit tyran, attendant d’elle obéissance et dévouement. Mais quand on sait quelle femme de caractère fut Charlotte, on peut penser qu’ils trouvèrent un terrain d’entente, et que la princesse accepta de faire des compromis. Elle sera toujours reconnaissante à cet homme arrogant et difficile de lui avoir donné une identité propre et la possibilité d’exercer les véritables fonctions auxquelles la destinait sa naissance.
Wilhelm succède à son père Frederick. Plein d’affection pour Charlotte qui s’est comportée en mère et s’est vaillamment battue pour le duché, il accepte de la laisser résider au château de Ludwigsburg. Ce sont décidément des années difficiles que cette décennie 1810, puisqu’en 1818, c’est sa mère qui s’éteint, emportée à l’âge de 74 ans, suivie deux ans plus tard par son père George III. Le prince de Galles lui succède, sous le nom de George IV.
Dernières années
Charlotte, Reine douairière de Württemberg par Johann Fischer en 1827 (Collection Elizabeth II)
A Ludwigsburg, où elle s’adonne au jardinage et à la peinture, Charlotte reçoit des membres de sa famille : ses sœurs Augusta et Elizabeth, ses frères les ducs de Kent, de Sussex et de Cambridge…
En 1827, le Roi George IV invite sa sœur à séjourner en Angleterre. Charlotte est souffrante, atteinte de la même maladie qui a emporté sa mère : insuffisance cardiaque congestive causant des œdèmes généralisés. Elle est devenue énorme, de son propre aveu, pouvant à peine marcher. Mais elle est déterminée à tenter le voyage pour retrouver son frère adoré, dont la santé est aussi mauvaise que la sienne : il s’agit certainement de leur unique opportunité de se revoir.
Elle arrive en juin 1827, et n’a pas remis les pieds en Angleterre depuis 30 ans. Elle ne retrouve pas ses marques. Tout a changé, en particulier son frère, un vieil homme encore plus obèse qu’elle ! Mais Charlotte est heureuse. Elle s’installe à Frogmore, avec ses sœurs Mary et Augusta. Elle rend visite à sa nièce de 8 ans dont elle est la marraine, la princesse Victoria, fille de son frère le duc de Kent et future Reine d’Angleterre…
Charlotte, Reine douairière de Württemberg, décède l’année suivante, le 5 octobre 1828, au château de Ludwigsburg où elle est enterrée.
Sources
♦ Princesses : The Six Daughters of George III
♦ The Strangest Family : The Private Lives of George III, Queen Charlotte and the Hanoverians