Credit: John D. & Catherine T. MacArthur Foundation
Il est regrettable que j’aie une très mauvaise habitude : me méfier des textes qui rencontrent trop facilement l’adhésion du public, les oeuvres qui ouvrent les portes sans grincement. Une colère noire, de l’Américain Ta-Néhisi Coates, appartient à cette catégorie de livres. Je dois cependant reconnaitre une chose. Lorsque j’ai vu Ta-Néhisi Coates à la Grande Librairie, je fus troublé par la colère profonde et contenue de l’auteur américain. C’était soit un coup marketing, soit quelque chose de beaucoup plus profond que son livre allait me révéler.Avant de rentrer dans les différentes thématiques de ce livre événement - il faut le dire - j’aimerais dire que les discussions autour de la traduction du titre en français n’ont vraiment pas de sens. Cette lettre de Ta-Néhisi Coates écrite à l’endroit de son fils de 15 ans est imprégnée par des sentiments dont la colère et la peur sont ceux qui dominent ce courrier. Et disons-le tout de suite, en parcourant ce livre, et avant de le finir, je me demandais s’il était possible de faire moins anxiogène comme missive adressée à son fils. Et d’une certaine manière, le lecteur est obligé de se questionner et de remettre en cause le fameux rêve américain dans lequel son imaginaire a été sculpté à coup de burin. Et pour en finir avec cette note introductive sans fin, ma lecture aurait été toute autre si j’avais lu ce livre avant mon séjour en septembre dernier sur la côte est des Etats-Unis. Nous y reviendrons. J’aimerais enfin dire, que ce livre qui arrive à la fin du mandat de Barack Obama, premier président africain américain, s’inscrit dans la filiation des grandes oeuvres qui questionnent le traitement des minorités aux Etats Unis, et en particulier dans la lignée du fameux La prochaine fois, le feu de James Baldwin. La référence de Toni Morrison est totalement justifiée dans la 4ème de couverture et Alain Mabanckou fait bien de le rappeler dans sa préface.
Lettre à mon fils :
On ne peut pas reprocher à un père d’écrire à son fils et surtout de le sensibiliser aux défis qu’il va rencontrer. Ce dispositif littéraire est un très bon moyen pour se prémunir contre les attaques qui pourraient fuser de toute part surtout lorsqu’on veut remettre en cause un ordre établi. J’aimerais tout de suite dire qu’on est cependant un procédé, un artifice littéraire. Baldwin a écrit à son neveu. Coates conte l’Amérique violente, loin du Rêve que ce pays incarne. Il ne prend pas son fils à la légère. Il est conscient que les notions qu’il va développer ne seront pas toutes comprises immédiatement, mais la pédagogie qu’il déploie ne peut être comprise que dans cette démarche. Il est essentiel qu’il soit compris par son fils. Dans cette lettre, Coates va de manière apparemment redondante expliquer la forme de ce racisme primaire qui s’emploie à détruire, à humilier le corps noir. Un autre terme récurrent est la notion de Rêve et toutes celles et ceux qui y adhèrent. Sans moquer, chaque fois qu’il aborde cette notion, c’est à la fois avec rage ou dépit qu’il observe ses compatriotes faussement naïfs. Deux autres notions apparaissent, celle de la peur en filigrane et celle des champs de morts que j’ai pu observer.Protéger le corps noir.
Qu’est-ce que perdre le corps ? Cette question posée par une journaliste américaine va nourrir la longue missive entre Ta-Néhisi Coates avec son fils. Dans cette séquence qui introduit il y a plusieurs aspects qu’il faut prendre le temps de comprendre : la notion de perte et le concept du corps, plus précisément du corps noir. Pour cela, Coates va prendre le temps d’expliquer cette dépossession du corps noir dans l’histoire américaine.« Ce pillage se manifestait par des dos fouettés à vif, des membres enchaînés, des rebelles étranglés, des familles détruites, le viol des mères, le trafic de leurs enfants, et bien d’autres choses, toutes conçues, d’abord et avant tout, pour nous confisquer, à toi et à moi, le droit de protéger et de maîtriser notre propre corps ». P25, Editions Autrement.Tout l’argumentaire de Coates est construit autour de cette phrase qui n’a pas seulement une résonance dans le passé, mais dans la poursuite de ce mécanisme du pillage du corps par ceux qui sont Blancs ou qui se croient Blancs. Car là aussi il y a une volonté de déconstruire cette notion de Blancheur comme une imposture historique dans un projet de domination… La notion de Blancheur va prendre de la couleur sous la plume de Coates. Il y a une dimension très intéressante dans cette notion de corps noirs. L’auteur américain pose son domaine de définition avec rigueur et refuse de l’étendre à la notion de l’âme, noire. En affirmant son athéisme, il renforce cette idée de protéger le corps noir de la destruction par la neutralisation de toute tentative d’échappatoire dans un au-delà auquel il ne croit pas.
La peur
Protéger son corps a été tout l’enjeu de la jeunesse de Ta-Néhisi Coates à Baltimore. Pour avoir lu, et je pense que la bonne littérature rend beaucoup la réalité d’un quartier qu’un film d’Hollywood, The Corner de David Simons et Ed Burns, je me représentais un peu ce qu’a été la jeunesse de Coates. A tout moment, son corps pouvait être détruit. Par une rixe de bandes rivales, un regard de travers, une mauvaise rencontre. Fils d'un bibliothécaire, Ta-Néhisi Coates apprend à vivre dans cet environnement hostile. La peur au ventre. Et ce qui est intéressant, c’est qu’il parle de cette peur avec beaucoup de sincérité. On quitte sur ce sujet la théorisation de concepts et la pédagogie pour un coeur à coeur anxiogène mais utile si on veut comprendre la perception de ces réalités par un afro-américain. Je crois que ce sont mes mots en littérature où un auteur arrête de se cacher derrière ses mots pour dire les choses.« Cette interrogation permanente, cette confrontation avec la brutalité de mon pays m’a donné la plus grande récompense : me libérer des fantômes et me préparer à affronter la terreur pure de la désincarnation, de la perte de mon corps.Cette question reviendra plus tard quand il évoquera ses appréhensions à découvrir Paris. Cette fragilité est désarmante mais elle donne une meilleure compréhension du modèle idyllique américain. Cette peur viscérale est une forme d'auto-destruction, une poursuite du pillage d'antan.
Et j’ai peur. Cette peur augmente à chaque fois que tu me quittes. Mais j’ai découvert cette peur bien avant ta naissance » p31 Editions Autrement.
Le rêve
Il y a ceux qui croient au rêve américain, et ceux qui le subissent. C’est très difficile de comprendre cette question. Surtout que de l’extérieur nous sommes formatés par la propagande d’Hollywood. Le Rêve américain est pour tous ceux qui en veulent, pense-t-on. Les exclus n’ont qu’à s’en prendre à eux mêmes. La réussite de ce livre est dans la démonstration de la complexité de la situation en s’appuyant sur la chute douloureuse des Rêveurs. Une parenthèse. J’ai été marqué par une réalité. Alors que j’étais logé à Newark dans le New Jersey dans une zone relativement calme, l’écrivain Patrice Nganang m’a fait l’honneur de me conduire chez lui. Nous étions toujours dans le New Jersey, mais dans un autre monde pas très loin de Princeton. Alors que nous étions embarqués dans de passionnantes discussions littéraires, je regardais discrètement les milieux qu’on traversait, la campagne de la bourgeoisie américaine. The dream. La visite de Princeton pour se rendre compte que plus de la moitié des étudiants sont désormais asiatiques. The dream. Il est certain que les populations noires de Newark n’avaient pas la même perception du Rêve tellement les personnes que je rencontrais à la poste, au supermarket ou à la sortie de la gare semblaient portées leurs vies comme un fardeau, un boulet. Expérience unique et révélatrice. Et pourtant, je n’étais pas dans le South Side de Chicago, à Compton ou dans les quartiers de Baltimore où Ta-Néhisi Coates a fait ses premières armes. Ce dernier va entrer à Howard et dans cette université « noire » de Washington, il va connaître une parenthèse, un havre de paix, un cocon. Un temps où ses frayeurs vont s’estomper ou pour un temps faire un break. Jusqu’à ce que la violence du système frappe une de ses connaissances, Prince Jones, un jeune homme issu de la middle-class américaine, un de ses promotionnaire d’Howard.Les champs de morts
Encore un terme fort, posé pour marquer les esprits. Ce n’est pas tellement le sujet de son livre. Il parle très peu des ghettos dans le fond. S’il parle de Baltimore, c’est avant tout pour parler de ses angoisses et de sa construction personnelle. J’ai d’ailleurs le sentiment qu’une des cibles principales de ce livre est la classe moyenne black version Tyler Perry. Les dreamers qui vivent loin des champs de morts. Des lieux produits par le système américain selon la vision de Coates. Encore une fois, Coates présente l’histoire de ces portions d’Amérique abandonnée. Tout cela est narré non pas pour susciter la compassion du lecteur mais pour bien faire comprendre à son fils le contexte dans lequel il vit, il va vivre lui qui est issu de cette middleclass américaine. Ses mots expliquent le sens de la violence policière, même quand elle vient des noirs, car dans le fond, il ne s'agit pas uniquement d'une affaire de peau., mais plutôt d'un système...On termine cette lecture estomaquée. Très honnêtement, j’aurais aimé relire Baldwin avant de vous proposer cette chronique pour comparer les approches. Je suis conscient de n’avoir fait qu’effleurer le livre. Et Obama me direz-vous? Pas un mot sur le 44ème président des Etats-Unis dans ce livre qui rappelle fortement que les deux mandats de Barack Obama ne signifie pas l’avènement d’une Amérique post-raciale. On en est loin. Ceux qui en doute devrait se remémorer ce meurtre à bout portant en Louisiane je crois, une image passée au journal de 20h en France. Les coups subis par Rodney King, il y a une vingtaine d’années, c’étaient des caresses policières. Pourtant, Coates ne sous-estime pas, l’impact symbolique sur les consciences noirs - à défaut que ce soit sur les corps - de ce premier président noir de ce pays étonnant. Tout reste possible.
Ta-Néhisi Coates, Une colère noire - lettre à mon filsEditions Autrement, Traduit de l'américain Thomas Chaumont