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(entretien) avec Nathanaël, par Liliane Giraudon

Par Florence Trocmé

UN MEURTRE SANS CORPS

« L’heure limicole » de Nathanael a été publié par les remarquables petites éditions Fidel Anthelm X en 2016 mais c’est un livre pour aujourd’hui, c'est-à-dire demain. Un livre bouleversant et qui pourrait avoir été écrit par l’enfant bâtard d’une Danielle Collobert dont le livre « Meurtre » fonctionnerait en mystérieux prolégomène à celui-là. Sauf qu’entre temps le fait que « le scientifique œuvre dans la même temporalité que l’abattoir » est devenu clair. Chant pour les oiseaux mais aussi question radicale sur une langue maternelle hors genre, ce livre aurait dû faire événement…
Liliane Giraudon : « L’heure limicole » est un livre inclassable. Par commodité on pourra le placer au rayon poésie. D’autres parleront de récit ou d’essai. Pourtant, en minuscule note de fin de livre il est précisé que « ce livre est dédié à ces individus à qui la lettre est adressée ». Pouvez vous nous éclairer sur le nom de l’auteur (dont vous vous demandez s’il ne fonctionne pas comme une pierre tombale) et sur le genre de ce livre.

Nathanaël : C’est le mot individu qui porte le sens de la phrase, et du livre aussi, sans doute. Si ce mot désigne l’être humain dans son individualité, chez les ornithologues, il désigne aussi l’être individuel d’un oiseau, c’est-à-dire son unicité, le décompte d’une espèce animale se faisant par individus. Ce qui ne les empêche pas d’être « collectionnés » (c’est-à-dire prélevés : tués) comme cela a été le cas en 1911 dans l’île de Laysan, où une délégation de scientifiques de l’université d’Iowa est partie étudier les albatros survivants, et dont le génocide avait été commis en moins d’une année (des centaines de milliers d’individus) par des braconniers autorisés. Le scientifique œuvre dans la même temporalité que l’abattoir. (À cet effet, les magnifiques estampes de François Nicolas-Martinet qui accompagnent L’Histoire naturelle des oiseaux du comte de Buffon sont faites à partir d’individus « naturalisés », c’est-à-dire abattus). L’indistinction de la désignation de l’individu porte son mensonge ostentatoirement. Signer une lettre telle de son nom c’est s’avouer posthume, avec la pierre minérale, sa porosité, l’eau qui la réduit en poussière. C’est aussi reconnaître le meurtre commis en son nom propre.
Le nom, c’est d’abord et avant tout, ce qui prend la place de ce qui est donné. Il en va de la transmission, de l’héritage, de la lignée. C’est-à-dire des structures mises en place pour le contenir, le domestiquer, pour en prévenir l’échappée. Le nom de l’auteur a la capacité d’être autrement. Par le fait de son inscription, il s’avoue posthume ; il s’appartient, chaque fois, nouvellement, et une seule fois. En cela peut-être accède-t-il à une forme de, j’hésite — liberté. Sinon il effleure cette même liberté dont il ne connaît que l’indignité (peut-être). Du nom de Nathanaël dont il est sans doute aussi question, il voudrait justement se détacher de la question du genre — sexuel ou littéraire — pour s’affirmer traduisant. Il tait en lui le patronyme abandonné des lignages et repose en lui l’antécédence réfutée. Peut-être me faut-il répondre plus directement d’une question tue tout autour de moi, surtout en français. La question du nom appartient au réel. Si le nom antérieur, inscrit aux registres de naissance, n’a plus cours, c’est que je l’ai moi-même raturé, je me suis signée d’un nom qui me revenait de mon choix et de ma personne, cette même oblitération. Il n’y a donc pas, à proprement parler, nom d’auteur, il y a l’auteur qui dit non au nom assigné. De là, Nathanaël, sur les livres, et les papiers des pays avec ou sans passeport.
LG : Page 37 on peut lire « Mandela est mort, le monde est saigné, c’est l’inverse du temps. Me demande si en Italie ce pourrait être autrement ». Versus Italie le nom de Pasolini revient deux fois dans le livre. Ces deux cadavres éclairent l’heure limicole ?
N : Ce sont, j’ai envie de dire, les feux d’extinction du siècle dernier.
Mandela, c’est le temps de l’écriture, des corps divis, des heurts et des écarts. Pasolini, c’est le doublage, le Pasolini des écritures, des appunti et des entretiens. C’est l’assassinat, à la fois de la pensée — d’une intelligence possible — et d’une sidérante générosité. Ce sont deux temps d’un continent immensément menacé, et qui échouent dans les eaux côtières, au présent et à l’orée.
Dans Les anges distraits Pasolini écrit : « Et je compris alors que j’étais mort ; je compris que ce pont, ces maisons, cette ville, je ne les voyais pas de mes yeux, mais que c’était une musique, une musique douloureuse et très haute qui suscitait en moi ces images. » (tr. Marguerite Pozzoli). Vers la fin de l’écriture de L’heure limicole, j’entamais l’écriture d’un texte où il était question du corps de Pasolini, mis en lien, à travers quelques lignes de lui traduites, avec une architecture mortifère, comme celle de ce passage, et le cinéma de Mizoguchi sous la forme d’une enquête inachevable, et qui prend à témoin ce qui demeure sans témoin possible. Lorsqu’il se dit « una forza di passato » Pasolini évoque les disparitions conditionnées par les futurités qu’il a nommées à perpétuité. Mandela et Pasolini, ce sont des figures sans héritiers, tout comme Kawabata, ou Bachmann, ou Pizarnik. En cela, nous pouvons leur adresser une parole, mais dans la solitude qui nous revient, chacune, chacun, cette « solitude qui réunit » comme l’écrit Albert Camus. En cela, donc, oui, l’éclairage sombre de L’heure limicole est de cet ordre, où un cri demeure sans appel, car irrecevable dans les conditions actuelles.
LG : Aux villes traversées (et inséparables de leurs jardins) s’emmêlent la musique et les oiseaux. Qu’un étourneau aimé par Mozart soit inséparable des premières notes de son concerto pour piano N° 17 est-ce important pour vous ?

N : Il s’agit en quelque sorte d’une modulation, car je n’affectionne pas la musique de Mozart, du tout, et cet attendrissement que lui a inspiré l’étourneau m’a émue. Aussi il m’a semblé que les frontières érigées autour de la haute culture, et protégées par les instances de l’intellectualité, et dont Mozart est une effigie, s’écroulent devant l’intimité de ce geste, mais aussi le lien fragile entre un chant d’oiseau et la musique de chambre. Par quel oubli fatal l’humain s’est-il autorisé à ne pas jeter ouvert la fenêtre. Le calque ici, de l’anglais, est voulu. Car ouvrir grand la fenêtre appel le suicide dont il est question. Laissons l’oiseau à son aile, et l’humain à son battement.
LG : En quoi la parole de l’ornithologue du Pont de Gau fonctionne-t-elle pour vous comme celle d’un oracle ?

N : Je me moque un peu de mon éblouissement. Les migrations aviaires détruisent l’idée que l’on peut avoir d’une géographie. Elles sont révélatrices aussi de l’enchaînement de dévastations encourues par les pertes d’habitats, les polluants et autres injures. Que j’aie été jusqu’aux flamants roses de la Camargue pour apprendre ce qui était là devant. Chicago, vous le savez peut-être, est située sur la route migratoire du Mississippi, et au printemps comme à l’automne on peut y croiser, dans une toute petite réserve ornithologique, anciennement une base militaire, et par ailleurs un lieu de drague homosexuelle, de magnifiques espèces—cette année nous avons rencontré des avocettes, par exemple, qui s’arrêtent rarement dans cette ville. Mais l’observation des oiseaux peut aussi revêtir la forme d’une chasse, et les effets sur les oiseaux peuvent être les mêmes ; il y a de nombreuses personnes sans scrupules qui chassent les limicoles des hautes herbes afin de pouvoir les photographier. L’accumulation de fatigue peut entraîner la mort de l’animal, qui ne peut, sans les réserves nécessaires à sa traversée, poursuivre sa route. L’écriture, qui se nourrit de distances, se voit confirmer en cela justement qui est le lieu quitté.
LG : A propos de photos vous précisez « Les miennes sont toujours sur des négatifs et attendent d’être développées ». Quel est le rôle de ce très beau tirage qui ouvre la dernière séquence du livre « Mostly silent at sea. » ?
Quel usage faites-vous de la photographie ? Et le cinéma, si présent dans vos livres, comment l’articulez vous au travail d’écrire ?

: J’ai commencé à prendre des photos (argentiques) en 2013, lors d’un séjour prolongé en France. La plupart du petit nombre de photos que j’ai prises depuis est liée à cet itinéraire (2013, 2014 et ensuite 2016). Cependant, la photo dont vous parlez a été prise dans l’état de Wisconsin, au nord de Chicago. Il s’agit d’un marécage, et pourtant ce ciel, pour moi, évoque la mer. C’est cette contradiction que j’ai voulu mettre en évidence, à travers cette juxtaposition, car j’aurais pu, pour être fidèle au texte, m’en tenir à l’une des photos prises dans une île de la Caroline du Sud, où se déroule le dernier passage du livre. Mais ce genre d’accord ne m’est d’aucun intérêt. Cette photo dit aussi une grande déception ; car les trois heures de route dans une voiture de location nous ont menés, d’abord, devant des routes d’accès fermées, ensuite devant un centre d’accueil et de conservation (le marécage est « protégé ») qui revêt toutes les marques d’un pavillon de chasse, avec des oiseaux empaillés et de nombreuses indications pour chasseurs. Nous sommes rentrés le jour même, ayant annulé notre réservation dans une auberge tout aussi sinistre.
Pour ce qui est de la photo, ce travail est de l’ordre, pour moi d’une question dont la formulation est toujours en train de se préciser. Les seuls tirages qui conviennent à mon travail sont ceux appelés des « tirages de lecture », car situés à mi-chemin entre l’écriture et la photo à proprement parler. Ce ne sont pas des photos achevées mais s’apparentent davantage à des brouillons. Et ses conditions sont fixées par le format. Cela dit, je m’étonne de constater la grande marge de variation produite par une suite de tirages de la même photo par les mêmes machines (car ce sont, en vérité, et jusqu’ici des tirages numériques de photos argentiques). Cela me semble un début de riposte à la mêmeté de la reproductibilité technique.
Mais que ce soit devant une photographie fixe ou un film, mon regard est celui d’un étranger qui a jusqu’à très récemment refusé cet engagement (autant que faire se peut tout en vivant dans un régime de l’image). J’ai longtemps détesté le cinéma. À présent je n’aime pas plus le cinéma que la littérature (ces catégories ne veulent strictement rien dire même s’il m’arrive de m’en servir) mais des œuvres et parfois des auteurs m’arrivent et me désemparent, et alors je me laisse tomber jusque dans l’abîme qui m’est tendu.
Peut-être faudrait-il davantage parler de livre et de film. Dans ce cas je puis affirmer que Sotto l’immagine est un livre qui se cherche dans plusieurs films une traduction qui ne soit pas le fait d’une dictature ; que Feder est le scénario dont le film (noir) ne peut être tourné, et que le texte dont j’ai parlé plus haut et qui s’adresse à Pasolini, emprunte à son écriture des procédés de montage qui font de lui les rushes d’un film en attente. Quoiqu’il en soit, et je m’en rends plus précisément compte, le film que j’écris est celui d’un meurtre sans corps, toujours, ou d’un corps sans meurtre déclaré. C’est ce vide qui fait le cinéma de l’écriture, l’enquête menée jusqu’à la folie assassine qui le déclare. Par là je veux dire la guerre de tout temps.
LG : Vous parlez d’un « désir de concordance » en précisant qu’il ne s’agit pas d’un simple souci d’adéquation entre états de pensée, de langues ou de lieux… pouvez-vous éclairer ce désir et son rapport à l’écriture.

N : L’eugéniste Francis Galton, qui a développé la photographie composite, se proposait, à travers la superposition de plusieurs visages, la révélation d’un visage représentatif qui permettrait l’élaboration d’une typologie raciste. Les expériences photographiques de Wittgenstein, suivant le modèle de Galton sans en partager les pronostications, et habituellement interprétées dans la perspective de la ressemblance familiale exposent plutôt l’in-différence du tirage qui aboutit en fait à aucun visage, soit, l’annulation de l’antécédence. C’est ce non-visage qui est l’ombre de ce désir qui s’avoue dissemblable.
LG : Quelle est votre langue maternelle ?

N : À cette question il n’existe aucune réponse valable, la distribution des langues ayant déterminé les conditions du corps qui s’arrivait dans l’inextinguible distance qui lui revenait. À un tel point qu’il m’est difficile, au bout de toute cette traversée, d’en rédiger le rapport. Un anglais britannique et un français nord-africain déstructurés sur le continent américain des mémoires dissolues. Impossible pour moi d’avancer une vérité là-dessus qui ne soit aussitôt repris dans le recul avec le temps. De là peut-être provient ce qui a pu s’appeler un désir d’abrogation : la propulsion d’un moi historique dans un présent sans antécédent. Et de quel droit ? L’erreur est souvent directionnelle. Dire je rentre pour je reviens car ne sachant dans quelle perspective aborder sa fuite ailleurs, si ce n’est ici, I’ll be back — sans promesse jamais de retour. Il me semble que le rapatriement de soi dans une langue bien précise invite à la noyade traduisante, seule capable de répondre d’une respiration qui passe bien par une paire de poumons qui se disent aussi lungs. Sortir de l’asphyxie des langues imbriquées d’une écriture (et non d’une parole) incessamment (soi-) disante et dont le mutisme fondamental est la condition de la survie. Si s’écrire est une façon de se prolonger dans les contrecoups d’une vertigineuse étrangeté — la vue de la chute avant la plongée, disons, ou du mur avant l’arrestation — elle est aussi la basse-cour du travestissement inégal où le visage se fait et se défait à coups de claques. Il m’a semblé dernièrement, par là je veux dire, depuis environ 2009, l’enterrement auquel je n’ai pas assisté, que si le passage hors de l’écriture que me permettait l’extemporanéité d’une traduction sans l’épouvante du familier (disons manger dans sa propre assiette où l’on vient de vomir) — entrer, donc, dans le corps lettré d’un autre (que ce soit Édouard Glissant, Catherine Mavrikakis, Danielle Collobert, Hervé Guibert ou Hilda Hilst) — garantissait à chaque tournure l’exigence d’une non-reconnaissance. Ce qui ne se fait pas sans heurts ni découragement car le leurre de s’écrire est justement la réserve d’un lexique attesté. Traduire est tout autre. Ce qui importe, loin du dépaysement que l’on peut imaginer, c’est la trop grande proximité des souffles. C’est que finalement l’océan demande toujours à être traversé, sans aucune indication de sens. Et le corps qui s’invente au fur et à mesure de ses langues, se reconnaît là surtout où il n’est pas voulu. L’interrogatoire est plus ou moins violent. Peut-être en va-t-il du nom de votre question initiale. Je veux dire que c’est là ma langue maternelle hors genre, et ce sera toujours la première question qu’on me posera dans les aéroports.
bio-bibliographie de Nathanaël
Nathanaël, L'Heure limicole, Fidel Anthelme X, 2016, 114 p., 10 €.


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