La moue aguicheuse, l’air sympathique, Nomi dégaine pourtant un canif bien tranchant dès lors que l’automobiliste qui l’a pris en stop ose approcher la main de sa jambe. Et cependant, malgré la parade de force qu’elle déploie, Nomi range le canif, et se fera voler sa valise en débarquant à Las Vegas.
La première séquence de Showgirls a valeur de programme quant à l’ambiguïté des femmes modernes. Imprégnées des valeurs militantes des années 70 et de l’esthétique de la femme forte des 80, les femmes du film de Verhoeven paraissent indépendantes et sûres d’elles-mêmes ; et néanmoins, leur élévation sociale ne peut s’accomplir que pour, par et dans un univers dicté par les hommes.
Le regard masculin marque de son empreinte chaque être. Par une mise en scène qui exprime avec force les rapports de domination, Verhoeven expose la soumission symbolique du corps féminin au désir masculin. La scène de la piscine regorge de signes spermatiques : l’eau qui ruisselle sur le corps de Nomi, le flot de champagne qui inonde sa poitrine, le tout accompagné des cris de jouissance de la jeune femme qui se livre au directeur de la programmation du club où elle danse. Visuellement, la semence masculine se répand sur le corps exhibé de la femme, et en prend possession.
La valeur du corps féminin ne prend alors de sens que dans le regard masculin. L’ascension de Nomi, qui passe du vulgaire Cheetahau somptueux spectacle Goddess, ne change qu’en apparence sa condition féminine. Comme le lui dit James Smith, Afro-Américain désabusé et dominé qui dévoile la cruelle vérité de Vegas : « Le Cheetah et le Stardust, c’est pareil. C’est toujours du cul. » Son injonction à ne pas confondre « danse » et « baise » n’a pas de sens : à Vegas, comme ailleurs dans l’industrie du corps féminin, la danse n’est que l’antichambre raffinée de la baise.
Mais s’il montre à quel point le regard masculin façonne le corps des showgirls, Verhoeven préserve toutefois l’humanité de ces dernières. À la réduction fragmentaire des corps féminins en simples objets érotiques (les seins, les fesses, les vagins) qui a lieu dans les shows et les salles de strip-tease, Verhoeven oppose un cadrage qui respecte l’intégrité de la personne. Usant de plans moyens, le cinéaste ne sépare jamais la poitrine du visage des femmes. Les réunissant dans un seul plan, il conserve ainsi à ces femmes réifiées la dignité de sujets humains.
Seule partie du corps féminin qui échappe à cette règle : les ongles. Bariolés, éclatants de mille couleurs, les ongles constituent des attributs féminins érigés en armes de conquête. Ils séduisent les hommes et rivalisent avec les autres femmes. La querelle entre Cristal Connors et Nomi tourne autour de la question des ongles ; autrement dit, laquelle des deux devra se soumettre à l’autre.
Si Showgirls a autant choqué à sa sortie en 1995, c’est sans doute parce qu’il montre un processus d’aliénation parfaitement ancré dans les mœurs. S’ils en sont les principaux bénéficiaires, les hommes n’en sont pas les seuls acteurs. Pareil système ne fonctionnerait pas s’il n’y avait pas une implication volontaire de certaines femmes, qui croient voir dans cette imagerie de la réussite la clef de leur épanouissement personnel. Ainsi, ces danseuses musclées, athlétiques, typiques de l’image de la femme forte, ne représentent qu’une façade. Comme le dit symboliquement le gag des chimpanzés entrant dans les coulisses où elles se maquillent, elles ne font que singer l’indépendance et le libre usage de leur corps, pour le plus grand plaisir des mâles.
« Nomi ». No me, know me. Le prénom de l’héroïne concentre tous les fantasmes masculins sur le corps de la femme. Corps sans identité, corps sans conscience : corps malléable, sujet à tous les désirs des puissants. Seule solution qui se présente à l’héroïne : passer du no me/know me initial à l’affirmation finale : « Me ».
Showgirls, de Paul Verhoeven, 1995
Maxime