L’Albatros empêtré

Par Balndorn

« Le Poète est semblable au prince des nuées  
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ; 
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. »  
Xavier Dolan se souvient des célèbres lignes qui concluent « Le Poète » de Baudelaire. Même si le poème n’apparaît pas dans Juste la fin du monde, l’image romantique du poète maudit, incompris des autres hommes dont il ne partage pas la perception du monde, irrigue tout le film.
Jusqu’à le noyer dans un manichéisme cliché.  


Outre que la dualité poète/société n’a plus grand-sens aujourd’hui (si tant est qu’elle en ait eu un jour), le fait de l’exacerber à ce point entre un malheureux dramaturge, sensible, sage et timide (Gaspard Ulliel) et sa famille beauf au possible rend l’opposition complètement stérile, à peine digne d’un adolescent qui se rêve artiste. 
La famille n’est pas seulement beauf ; elle l’est de manière surréaliste. La mère (Nathalie Baye) parle sans arrêt de choses inutiles avec un détestable accent petit-bourgeois, le frère grande gueule (Vincent Cassel) multiplie les sarcasmes inutiles et méchants, la sœur (Léa Seydoux) pique des crises d’adolescence à plus de vingt ans, et la belle-sœur (Marion Cotillard) paraît incroyablement sotte et inepte.  
À trop charger les portraits pour mettre en valeur la figure de l’artiste, Dolan tombe dans l’artificialité pure : ses beaufs, pantins de théâtre, n’ont pas une once de vérité, et son héros, pâle caricature du poète maudit, n’est qu’une superficialité prétentieuse.  
Entre Mommy (2014), le précédent film de Dolan, et Juste la fin du monde, deux conceptions de l’artifice : Mommy exploite le faux pour faire éclater des pulsions et des grâces enterrées, Juste la fin du monde multiplie le faux et reste dans le faux. Rien ne respire dans ce huis-clos, sinon l’exhalaison d’un cinéaste brillant qui joue au plus intelligent.  
Sans doute cela tient-il au casting. Les acteurs de Mommy, non-professionnels ou peu connus, se fondaient dans leur rôle pour extirper de leur corps des fontaines déchirantes d’humanité. Rien de tout cela dans Juste la fin du monde : les visages de Cassel, Baye, Seydoux, Cotillard et Ulliel nous sont trop familiers. On ne voit pas là une famille réelle imprégnée de problématiques réelles ; on ne voit qu’un agrégat des stars françaises du moment quoi jouent avec leur propre image. Cassel la grande gueule, Seydoux l’insolente, Baye l’actrice sur le déclin, Ulliel le timide, Cotillard l’errante.  
On est toujours à distance de ces figures trop connues qui n’arrivent plus à se fondre dans un personnage autre qu’elles-mêmes.  
Et à distance, on remarque toutes les failles du film. Et Juste la fin du monde commente ses propres défauts.  
« On dit ça, mais c’est pour du vent », « j’aime pas parler »… les bégaiements maladroits, les silences gênants… Dolan filme une crise du langage. Sans finesse. Trop simple d’opposer un verbiage constant et futile au regard poétique d’Ulliel sur le soleil levant, la route, l’ancienne maison. Sur un sujet similaire, Take Shelter(Jeff Nichols, 2011) s’en tirait beaucoup mieux. Le père (Michael Shannon), géant aux pieds d’argile, imposait sa présence et sa faiblesse à l’écran en hésitant à parler pendant de longues secondes ; mais la caméra, toujours, restait à son écoute. Dans Juste la fin du monde, l’omniprésence des gros plans ruine leur signification : ils ne font plus que guetter des cris, des grimaces, des masques.  
C’est que contrairement à Take Shelter, et à Mommy, la crise du langage dans Juste la fin du monde ne conduit pas à une requalification des images.  
Quelques moments de grâce se détachent çà et là. Le tube d’O-zone, projeté au premier plan sonore, agit comme réminiscence à vif d’un souvenir d’enfance, de même que l’image de l’amant qui surgit de la nuit vient rompre la monotonie du déjeuner en famille. Mais ces instants sublimes, où l’intériorité jaillit en fontaines d’images, se noient parmi les gros plans banals, coincés dans une réalité qu’ils ne pénètrent pas. L’essentiel du film se déroule dans une mise en scène du pathos, continuellement rythmé par de médiocres envolées lyriques au violon.  
L’art solaire de Dolan se suicide lui-même à la toute fin. Comme le reste du film, la symbolique de l’oiseau mort, étouffé par le huis-clos familial, crève de conformisme. Aussi belles soient les images du soleil couchant irradiant le vestibule, elles n’abritent en leur sein que la vacuité d’un cinéma qui s’est cru supérieur.  
Juste la fin du monde, de Xavier Dolan, 2016
                                  Maxime