Chose promise , nous revenons ici sur un livre tout à fait à part dans cette décennie si riche qu’ont été pour Roth les années 1990.
Avant d’attaquer sa « trilogie américaine » qui marquera le retour de Nathan Zuckerman, Roth met en scène une autre forme d’alter-ego, metteur en scène, lui aussi, Mickey Sabbath le marin, le marionnettiste, Sabbath le bien nommé tant sa vie ressemble à première vue à un sabbat totalement gouverné par la quête des plaisirs sexuels.
« Je suis le désordre ».
Cette affirmation du manipulateur hors pair indique quel rôle veut lui faire jouer Roth : il ne reste au marionnettiste aux doigts perclus d’arthrose comme seul plaisir, comme seule boussole, que le sexe : « il était sous l’emprise du tentateur dont la tâche est de faire monter le taux d’hormone grotesquérone dans le sang ».
Plus précisément, le sexe est ici conçu comme la transgression de tous les interdits possibles. Composant lui-même l’épitaphe qu’il souhaite voir figurer sur sa tombe, Sabbath écrit :
« Pilier de bordel, bien-aimé, séducteur, sodomite, contempteur des femmes, pourfendeur de la morale, corrupteur de la jeunesse, assassin de son épouse, suicidé ».
Abordant ici les thèmes qu’il développera dans sa trilogie américaine, et notamment dans la pastorale du même nom, Roth a en fait créé un personnage qui incarne le cauchemar – et donc le désir caché – de tous les politically correct d’outre-Atlantique.
Sabbath sera même chassé de l’université (comme le héros de la tâche) où il enseigne son art pour avoir entraîné dans la débauche une de ses étudiantes (majeure et consentante). Roth pousse le bouchon jusqu’à retranscrire la conversation salace de Sabbath et de celle-ci sur plusieurs pages, en soulignant que … chacun peut y avoir accès car les censeurs modernes ont décidé, en toute hypocrisie américaine, d’en mettre un enregistrement accessible à tous, pour l’édification des masses, s’entend !
Comble du comble : le numéro vert dédié à la lutte contre le harcèlement sexuel se compose sur un cadran avec les lettres du nom de Mickey. C’est le retour du refoulé…
Sabbath est donc une sorte de Dyonisos priapique, allant de sexe en sexe comme on va de naufrage en naufrage, fouillant les tiroirs des jeunes filles en fleur, lisant sans vergogne et même écrivant avec plaisir … dans le journal intime de sa femme. Il cherche aussi non sans succès à coucher avec la femme de son meilleur ami, habile qu’il est à saisir immédiatement la frustration existante, à soulever ce qui est caché. Ce n’est en effet qu’en cherchant à séduire, et aussi à avilir, qu’il se sent exister : « Au fond, la séduction repose sur la persévérance. La persévérance, l’idéal des jésuites. Quatre-vingt pour cent des femmes finissent par céder sous une pression énorme si cette pression persiste. Il faut vouer sa vie à la baise de la même manière qu’un moine voue sa vie à Dieu. »
Ainsi va Sabbath, toute pulsions dehors, cherchant à se faire arrêter, voire abattre par la police en multipliant les provocations, haïssant la normalisation des comportements illustrée ici également par les séances des Alccoliques anonymes où se rend sa femme d’où elle revient avec l’indécent mot partage » à la bouche – cette femme qui est la seule avec laquelle il n’ait pas envie de forniquer.
Mais sous les ressorts de la provocation, Roth entreprend aussi de décrire un drame. Ce dieu grec antédiluvien perdu dans l’Amérique moderne, sa bite à la main, est en fait totalement entiché d’une femme, Drenka, sorte de déesse du sexe elle aussi, qu’il a prise en main avec son extraordinaire talent de manipulateur perfectionné auprès de ses deux premières femmes, lesquelles avaient été mises au service de son art théâtral.
« Elle était son dernier lien avec un autre monde, elle et son appétit extraordinaire pour tout ce que ne pouvait pas se permettre. En tant que maître dans l’art de se distinguer de l’ordinaire, jamais il n’avait formée d’élève plus douée ; au lieu d’être réunis par contrat, ils étaient liés par l’instinct, et à eux deux ils étaient capables d’érotiser n’importe quoi (sauf leurs conjoints). »
Mais voilà que celle-ci, Drenka, découvrant qu’elle n’est pas immortelle, lui demande de lui être dorénavant fidèle. Oh, Sabbath, déjà bien décati, lui est fidèle de fait, préférant jouir des aventures qu’il met en scène et dans lesquelles Drenka joue les rôles qu’il lui demande de jouer (et qui évoquent parfois du Henry Miller). Mais, par principe, il refuse.
Or le cancer lui prend Drenka, à lui ainsi qu’à ses nombreux amants lesquels vont d’ailleurs se venir nuitamment lui rendre hommage au cimetière, à la queue-leu-leu osera-t-on dire, au grand désespoir de son fils, devenu, ça se comprend, … policier !
Et voilà Sabbath confronté à la source la plus profonde de son besoin immodéré de jouir sans scrupules, de détruire tout sur son passage : la mort, celle qui a fauché son frère pendant la seconde guerre mondiale et frappé par ricochet sa mère d’une dépression profonde. La mort qui a fait fuir de la maison familiale les rires, parfums, la joie, puis Sabbath lui-même qui prend la mer pour ne plus avoir à supporter la tristesse de cette mère dont le deuil qu’elle porte de son fils disparu l’a fait oublier qu’elle avait un jeune fils, bien vivant, lui, mais qui cherchera toute sa vie par l'Eros à échapper à l’étreinte froide et sèche de Thanatos.
D’ailleurs, comment mourir ? Sabbath cherche au moins dans la mort à se rapprocher de sa famille, mais le cimetière où tous ses proches sont enterrés lui propose, certes, des tombes avec vue, mais pas la possibilité de rejoindre dans la mort au moins ceux dont la vie l’a écarté. Et puis le courage de mourir lui fait défaut : « Comment pourrait-il partir ? Comment pourrait-il s’en aller ? Tout ce qu’il haïssait se trouvait ici-bas. »
Ce grotesque personnage, suggère Roth en nous épargnant rien de son intimité, n’est que le reflet inversé du puritanisme américain, un double grimaçant dans un miroir de fête foraine, et sa propre misère affective, qu’il veut oublier en s’étourdissant dans le sexe et la séduction, est la sœur jumelle de la misère organisée, ordonnée par les puritains hypocrites, ceux qui chassent les sorcières aujourd’hui comme hier.
En ce sens, le Théâtre de Sabbath est clairement le prélude (celui du faune, bien entendu) à la charge contre la mise en place de ce polissage, de ce flicage intellectuel et matériel en quoi ont consisté les années 90 aux Etats-Unis, dans le sillage de la contre-révolution conservatrice de Reagan et Bush. Et au-delà des hommages volontaires ou non, plus ou moins réussis, à Miller ou Bukowski, au-delà des provocations, c’est ce qui lui donne sa puissance dès lors qu’on retourne le procès que Sabbath, l’ordure sentimentale, se fait en permanence à lui-même, contre la « société de contrôle » qui génère et suinte sa propre pornographie puritaine, son libéralisme répressif et normatif.