Il ne faut pas craindre de s’aventurer et de circuler dans ce massif de plus de 700 pages, constitué par la réunion des écrits du poète-peintre, ou peintre-poète, sur la peinture. Présentés dans l’ordre chronologique, les textes s’échelonnent de 1975 à 2015. C’est donc une somme, un parcours de quarante ans de création qui nous sont proposés, compte non tenu du versant poétique de l’œuvre, il faudra y revenir. La longueur des textes varie d’une page à une cinquantaine, et leurs origines ou statuts sont très divers : entretiens, études, notes pour des conférences, articles… On peut cependant distinguer clairement deux ensembles, selon que le regard porte sur les œuvres d’autres artistes ou bien, dans un mouvement auto-réflexif, sur l’œuvre de Titus-Carmel lui-même.
Pour les œuvres retenues parce qu’elles ont marqué l’artiste, on note immédiatement la variété d’époques et d’esthétiques : Pieter Neefs (p.701), Antonio Segui (p.695), Boudin (p.681), Leroy (p.597), Grünewald (p.577), Pincemin (p.561), Munch (p.491), P. de Champaigne (p.347), Chardin (p.373), Schwitters (p.399), Bonnard (p.209), Matisse (p.197), Bram van Velde (p.163)… Par cette simple énumération, on voit déjà que s’il y a bien présence et souci de l’ histoire de la peinture, il n’y a pas chez Titus-Carmel volonté de s’inscrire dans un mouvement, une école ou une esthétique spécifiques de la seconde moitié du XX° siècle. Œuvre solitaire donc, mais profondément immergée dans un univers pictural décloisonné dans le temps et l’espace : on pourrait parler aussi de l’importance de l’art japonais par exemple. Ce qui intéresse l’artiste, c’est l’irruption de la Beauté, quels que soient les temps ou les lieux. Cette quête de beauté est clairement développée dans deux textes superbes : Le huitième pli ou le travail de beauté (p.647) et le texte final, Que reste-t-il de la beauté ? (p.717). Pour aller dans le même sens, celui d’un éclectisme esthétique cohérent mais comme sans limites, ouvert, on constate qu’il est rare que la vue/réflexion soit globale, générale, à propos de l’œuvre d’un artiste : on pourrait citer comme exemple de texte de ce type Ombre portée (p.202) dans lequel Titus-Carmel évoque à grands traits certains de ses « compagnons d’armes, frères perdus et ô combien proches » : Degas, Hammerskøi, De Chirico, Giacometti, Morandi, Van Gogh, Kirchner… Mais le plus souvent, pour développer l’importance d’un autre peintre, il part et parle d’une œuvre particulière qui a été pour lui comme une illumination : « La raie » de Chardin, le « Portrait de Richelieu » par P. de Champaigne, le retable d’Issenheim, de Grünewald, « Two Black Angles » de Schwitters, « Figure, mains croisées (devant un bocal de poissons) » de Matisse, etc. A chaque fois, autant l’analyse est subtile, vivante, autant on voit bien qu’il ne s’agit pas de rivaliser avec le travail d’un historien d’art ou d’un critique esthétique ; l’objectif est d’isoler en quoi cette œuvre particulière a un impact singulier, encore puissant pour l’artiste aujourd’hui, en quoi elle est une révélation de beauté, en quoi elle reste une preuve brusque, brutale, de ce que peut la peinture.
Ces textes à propos d’autres peintres alternent avec ceux qui concernent directement l’œuvre de Titus-Carmel : il s’agit souvent d’entretiens de l’artiste, avec J.P. Faye (p.99), B. Noël (p.123), J. Darras (p.481), M. Froidefond (p.717)… Trouver rassemblés ces dialogues, jusque là disséminés en revues et journaux, est d’autant plus précieux qu’ils couvrent la période 1975 – 2015, et donc donnent à lire/entendre Titus-Carmel à différentes étapes de son parcours. Mais pour ce qui est de l’artiste réfléchissant son travail, je voudrais m’attarder sur les cent premières pages du livre, intitulées Notes d’atelier (1971 – 1989). Là encore, le temps long permet de saisir la cohérence et les tensions qui animent l’œuvre : la succession des « séries » et la césure ou jachère nécessaire entre deux suites, le doute qui accompagne ces périodes (pp.90-91) – ou le moment de bascule, en 1983, avec le retour à la peinture et à la couleur (p.66). Beaucoup de notes concernent la pratique du dessin – qui s’en étonnera ? – mais l’artiste aborde bien d’autres points techniques de son travail : le rapport de forces entre l’eau-forte et l’aquarelle (p.56), entre le dessin et la peinture (p.79), la saturation du papier par la couleur (p.66), la nécessité de laisser « une zone presque vierge » en bas du dessin (p.67), l’importance du support, toile non préparée (p.84) ou découverte d’un nouveau papier (p ;87)… On est vraiment dans l’atelier, dans le travail : la peinture est un faire. Mais tout autant une pensée : la réflexion pèse autant que le geste. Titus-Carmel creuse sans cesse les questions qui fondent son travail : le rapport au modèle, à la réalité, la fonction du dessin, la série (dynamique et épuisement), l’insatisfaction comme moteur de la création : « la peinture ne peut se nourrir que de l’ineffable sentiment de désastre qu’elle nous inspire, dans sa permanente et hautaine inaccessibilité » (p.70). De façon le plus souvent brève et incidente, on voit aussi comment la vie personnelle (voyages, souvenirs, paysages…) nourrit l’œuvre ; on retiendra également la longue note intime, sérieuse et joueuse à la fois, Portrait de l’Artiste en ses goûts et couleurs mêmes (pp.42 à 47).
A la lecture de ces notes d’atelier, deux constantes peuvent s’imposer : Titus-Carmel est un peintre de la tension, notamment entre structure et liberté, entre pensée et geste, entre contrôle et aléatoire : « Ne rien laisser au hasard » (p.78), mais « une forme apparaît une fois de plus comme par hasard » (p.78). Et Titus-Carmel est un peintre de l’énergie : l’image de la lutte, du combat, est fortement récurrente en lien avec l’activité de peindre : « Penser le dessin comme une guerre » (p.34), « une guerre sans issue » (p.63), « se battre avec le papier » (p.67), « harceler la peinture » (p.75)… Et dans la dernière note, lorsque l’artiste se retourne sur son parcours, il voit « un œuvre (si je puis, d’où je me tiens, appeler œuvre cet espace sans cesse conquis, arraché à la tentation du doute) qui, depuis toutes ses années, s’ouvre et se déploie sous mes yeux, exténuant ma mémoire dans une succession sans fin de brisures. » (p.91).
Il resterait à expliciter la seconde partie du titre de cet ouvrage, « à l’ombre des mots ». De fait, la poésie de Titus-Carmel, qui double depuis des années l’œuvre peint, n’est pas au centre de ce volume. Mais la question des deux modes de création est abordée à travers plusieurs textes : celui qui donne son titre à ce livre (p.453), mais aussi D’une rive à l’autre (p.471), Lire, écrire, peindre (p.673)… On pourra remarquer les références incidentes à des poètes, mais aussi la part prise par la rêverie dans la création, notamment durant la période de transition d’une série à une autre. En outre, certaines notes d’atelier sont proches du poème en prose, avec peut-être une influence pongienne dans les années 70, pour la précision de la description, l’humour et le jeu subtil sur les différents plans de langue. Au bout, les deux arts sont placés dans une sorte de « cousinage » (p.674) : ils ont une origine et une visée communes, mais reposent sur des démarches et pratiques autonomes. « Deux voix, parallèles et sœurs en solitude » (p.677), dans la peinture ou dans les mots : « Ce qui appartient à la peinture se traite dans et par la peinture, dans son langage spécifique et à l’aide des seuls instruments de la peinture, sans états d’âme ni arrière-pensées, comme parallèlement ce qui a trait à l’écriture se résout dans le seul travail de la langue . Même si c’est une ombre cousine qui accueille chacune de ces deux entreprises dont le but commun est de me maintenir encore un peu debout. » (p.460).
Antoine Emaz
Gérard Titus-Carmel, Au vif de la peinture, à l’ombre des mots, Editions l’Atelier contemporain, 740 pages, 30 €