Depuis 20 ans la designer Céline Wright fabrique des luminaires en papier japonais. Poésie, élégance et sens de la vie sont au cœur de ses créations. En nous ouvrant avec joie les portes de son atelier situé à Montreuil, elle nous fait découvrir cet univers envoutant.
– Pouvez-vous nous raconter brièvement votre parcours professionnel ?
J’ai grandi au Japon entre 8 et 13 ans d’où le côté un peu oriental de mes luminaires. Je n’ai pas de formation de designer d’objet au départ, mais j’ai fait l’école Duperré. De cette école, j’ai retenu le travail de la matière et j’ai, par la suite, travaillé ponctuellement chez Louis Vuitton, puis chez Catimini en tant que dessinatrice textile ; enfin j’ai travaillé pour Paula Navone (designer italienne .ndlr) pour qui j’ai fait des collections en Asie.
Ajouter à cela les diverses personnes que j’ai rencontrées, parmi lesquelles le designer français Pascal Mourgue, qui m’ont conduit progressivement à travailler l’objet. Je suis finalement sortie du secteur de la mode car je n’aimais pas son côté un peu superficiel, mais j’aime malgré tout la créativité qui s’y trouve car c’est d’ailleurs parfois sculptural.
Je suis devenue autodidacte dans le secteur du design, j’ai commencé en bricolant des choses le soir car je m’ennuyais un peu dans le parcours designer textile pur. J’ai fini par montrer mon travail à la galerie Cours Intérieurs qui était située Boulevard Beaumarchais et qui a exposé mes créations.
Je cherchais différentes textures, récupérais des papiers au marché, créais avec ce que je trouvais (ce qui est propre à ce qu’on nous enseigne à l’école Duperré), et donc à la base c’était seulement des objets décoratifs en papier. Ce fut justement cette galerie qui m’a conseillée d’en faire des luminaires.
J’ai donc suivi son conseil et à partir de ce moment, j’ai commencé à distribuer mes luminaires via la société d’importation-distribution Pachiderme (présente à MAISON&OBJET septembre 2016 .ndlr). Nous avons donc travaillé quelques années ensemble, puis j’ai commencé à m’intéresser par hasard au papier japonais, car je cherchais la transparence (mes créations à l’époque étaient au contraire faites de papiers colorés, au style ethnique).
C’est comme ça que j’en suis venue à travailler le papier japonais Washi. C’est un papier dont les qualités essentielles sont la translucidité, la résistance et la légèreté, ce qui est parfait pour mes luminaires. Par ailleurs, ce papier est traditionnellement utilisé par les japonais dans la confection de beaucoup d’objets de la maison dont les shoji, ces portes-fenêtres coulissantes qui filtrent la lumière extérieure.
– Votre collection Kabushi fait penser que le luminaire en tant qu’utilitaire est secondaire pour vous ?
Oui c’est vrai car pour moi c’est d’abord un travail sculptural, un travail de volumes, de matières et d’expressions. Ce qui m’intéresse dans le luminaire, c’est le fait que ce soit un objet à part car lorsqu’on le met dans n’importe quel intérieur il se passe quelque chose, il y a un côté un peu magique. C’est ce côté particulier qui me plait ; d’ailleurs, je trouve que la lumière c’est un peu la vie et qu’à travers son rayonnement il y a une émotion, quelque chose que l’on peut ressentir.
– Vous utilisez des produits naturels et vous êtes une éco-designer, est-ce que cette eco-responsabilité a une place primordiale dans l’univers de votre marque ?
Tout à fait, bien qu’aucun objet ne soit à 100% écologique, c’est tout de même un sujet qui m’intéresse beaucoup. Mon travail s’inspire beaucoup de la nature, le papier reste un produit issu de la décomposition de fibres et donc d’un cycle naturel. Par ailleurs, il vient par bateau, ce qui n’est donc pas très polluant.
Le fait que mes produits soient fabriqués localement rend la chose plus écologique : fabriqués en France dans un réseau de proximité, nos produits sont sur-mesure, et pour moi c’est écologique dans la mesure où nous n’allons pas acheter un objet standard qui proviendrait d’une production de masse (avec l’impact polluant que l’on connaît de ce type de production).
J’ai aussi besoin que les objets aient un sens, je ne peux donc décemment pas utiliser un matériau qui ne rentre pas dans ce processus naturel. Finalement l’éco-responsabilité c’est pour moi tout naturel.
– Le papier n’est-il pas un matériau difficile à vendre en tant que luminaire (outre le coté esthétique) ?
Le papier a un côté brut, imparfait. Il y a 15 ans, il y avait tout à démontrer avec le papier, c’est à dire : convaincre les gens que c’est un matériau qui a sa place dans le design, qui est solide, qui ne brûle pas… Chaque matériau a ses qualités et ses défauts, par exemple le verre qui semble résistant en surface se brise. J’avais par ailleurs fait des objets avec du verre qui s’est trouvé finalement moins résistant que le papier Washi !
– Vous avez fait un partenariat avec l’artiste La tagueuse élégante, d’où est venue cette collaboration insolite ? Quel est le lien avec vos luminaires ?
Dans le tag, il y a quelque chose de violent que j’apprécie, quelque chose de fort, une manière de s’exprimer puissante – je parle du vrai tag, celui de banlieue comme Montreuil où j’habite. C’est quelque chose qui m’attire comme contraste.
Ça fait un moment que j’y réfléchissais et puis le papier avant tout c’est aussi l’écriture. Pour commencer, Pascal Mourgue et moi avions comme idée de travailler sur un projet commun, il m’a par la suite proposé de peindre sur mes luminaires mais j’avoue que j’ai été un peu réticente à l’idée que l’on fasse cela sur mon papier pur ! C’était donc le premier à me proposer une collaboration pour des pièces uniques.
Ensuite m’est venu l’intérêt pour les tags et j’avais justement comme amie Catharine Cary (alias La tagueuse élégante) qui travaille dans le même bâtiment, c’était donc une bonne occasion de collaborer ensemble.
Même si elle a un tag élégant et non violent, j’aime tout de même dans cet art le côté « instantané » des mots que l’on jette directement. Un peu comme les japonais qui savent maîtriser l’instant à travers la voie du zen. Le lien entre mes luminaires et le tag c’est ce quelque-chose où se situe un vrai savoir-faire, un culte de la lenteur dans la fabrication mais aussi au niveau de la conception.
J’aime saisir l’instant, arriver à fixer sa grâce. Car pour moi, l’instant c’est un rapport à l’éternité, c’est comme la vie qui a quelque chose d’immuable, et nous sommes des petits instants dedans. Le sens de la vie est donc un genre de fil conducteur dans mon travail. D’ailleurs je suis un chemin de vie, comme un artiste, je vais donc où la créativité me mène.
– Vous laissez votre créativité s’exprimer, mais y a t-il des designers, artistes qui vous inspirent ?
Pascal Mourgue et mon compagnon ont travaillé ensemble pendant 4 ans, et ce dernier m’a beaucoup appris sur le design, sur les techniques qu’il avait notamment acquises à l’École Olivier-de-Serres. J’ai par ailleurs toujours aimé apprendre et travailler manuellement, c’étaient des techniques qui me manquaient et j’ai vite été très à l’aise avec le volume.
Pascal Mourgue avait une grande approche dans le design mais aussi dans la sculpture (il faisait des têtes un peu mythologiques, des rames sculptées…) c’était un vrai chercheur, un vrai artiste qui explorait continuellement.
Je lui ai montré ma première collection qui m’a vraiment fait connaître : la collection Cocon. C’était avant d’être sélectionnée pour « Talents À La Carte » organisé par le salon MAISON&OBJET Paris (en 1997).
Il a beaucoup aimé et il m’a poussé dans cette voie. Il avait un côté designer qui est en quelque sorte « classique » (Ligne Roset, Fermob…) mais avait son travail d’artiste qui restait personnel. Pour ma part je navigue entre les deux : mes créations sont des objets utilitaires mais également décoratifs, artistiques. Ne pas avoir eu de formation dans une école m’a permis d’aborder le design de manière très libre et j’ai finalement été encouragée par les bonnes personnes.
J’aime également beaucoup Issey Miyake, qui a un côté très sculptural dans les plissés de ses vêtements. En luminaires, j’affectionne Ingo Maurer car à l’époque où il travaillait encore le design, il avait une liberté immense pour quelqu’un qui a commencé en tant qu’ingénieur. Sans limites, il a un côté libre et expressif. Pour moi un objet doit avoir une âme, et c’est ce que l’on retrouve dans ses créations.
Il y a également Isamu Noguchi qui a un côté « mélange culturel » (il était américano-japonais) que j’ai vécu aussi. Son côté sculpteur me plaît notamment à travers sa fameuse table dont la forme est moins dépouillée que ce que peut nous offrir de manière générale le design nippon car il comporte une touche occidentale.
– Quelle est votre définition du design ?
Pour moi, il y a plusieurs choses dans le design : le côté très technique que j’apprécie et qui, une fois bien poussé peut atteindre une forme de grâce, car bien conçu, bien dessiné, un peu comme un architecte avec ses bâtiments. Mais ce qui compte aussi c’est l’expression, c’est le côté qu’un objet exprime. Il y a plein d’approches différentes, par exemple si je n’avais pas décidé de faire des luminaires, j’aurais pu faire de la sculpture. J’ai d’ailleurs hésité à aller à l’École des Beaux-arts mais j’ai peur que mes œuvres ne « vivent » pas, et qu’elles soient en quelque sorte mortes, je veux dire par là que même si je fais ces créations pour moi, j’ai tout de même besoin que ces objets sortent de mon atelier !
Le côté utilitaire de mes objets, c’est pour moi un moyen qu’ils finissent chez des gens, que l’expression aille chez eux. Je ne peux pas supporter qu’un objet puisse rester dans un grenier.
– Quel est votre grand projet, création fétiche ?
C’est mon dernier projet : un lustre sur mesure réalisé pour BPM Architectes pour le Château de Beychevelle. L’architecte est venu me voir après m’avoir vue à la télévision, il cherchait un objet un peu fétiche qui lui permettrait de se démarquer des chais (lieu où se déroule la vinification .ndlr) des autres châteaux. Les chais font actuellement une grande part aux architectes et sont devenus comme des laboratoires-musées : les œuvres se situent au sein même du lieu de travail, et côtoient ainsi les travailleurs et les machines en inox.
J’ai eu carte blanche sur la création et j’ai donc pu réaliser une pièce unique et monumentale.
Le lustre de 3×3 mètres est composé d’un mât en chêne massif soutenant des voiles déstructurées en papier Washi, ce qui donne la forme d’un voilier lumineux. J’ai conçu cette pièce sans m’en tenir au lieu, c’est à dire que je n’avais jamais visité un chai et qu’il m’a juste montré les plans, j’ai donc bien compris que c’était grand mais je ne savais pas quels étaient les matériaux de l’endroit. J’ai tout découvert une fois arrivée là bas pour monter mon lustre une fois fini.
Beychevelle signifie « baisser les voiles » car le château est situé non loin de l’estuaire de la Garonne et les voiliers baissaient les leurs pour saluer le châtelain. J’ai trouvé que ça avait un coté Odyssée, je fais moi-même de la voile et je trouve ça magnifique l’intelligence de ces objets qui fonctionnent avec grâce. Ça faisait d’ailleurs un moment que la forme des voiles me plaisait, et Franck Gehry et la fondation Louis Vuitton m’ont fait penser qu’en luminaire cela pourrait être intéressant.
L’architecte a donc pris le pari de mettre mon lustre dans cet écrin, tel un bijou de papier dans un univers d’inox, de carrelage, de verre et de bois.
– Cela fait 20 ans que vous travaillez, 1 an que vous avez ouvert votre boutique à l’île Saint-Louis, comptez-vous en ouvrir d’autres ?
Non, je ne compte pas en ouvrir davantage, mais ce qui est bien avec la boutique de l’île Saint-Louis (outre le côté vitrine) c’est que j’y ai grandi, c’était la boutique de ma mère et donc comme tout ce que je crée y a un sens. J’accueille donc architectes et particuliers chez moi dans ce lieu confortable, historique et situé au plein centre de Paris.
– Vendez-vous beaucoup à l’étranger ?
Un peu, nous sommes justement en train de fabriquer les luminaires pour le restaurant Ducasse à Hong-Kong. Ce sont les commandes d’un architecte français mais il y en a beaucoup comme lui qui réalisent des lieux prestigieux à l’étranger. Il y aura les suspensions de la gamme Cirrus et Diva. Il y a aussi eu (entre autres) des suspensions pour un China Grill au Westin Dubaï, pour des sushi-shops à Dubaï, Barcelone, New-York…
– Pour conclure, avez-vous la volonté de retourner aux sources, au Japon ?
Oui ! J’aimerais beaucoup faire comme pour le Château de Beychevelle mais cette fois-ci pour la Villa Kujoyama (Tokyo). Il faut que je trouve le bon moment, mais c’est un projet qui me donne envie : travailler avec des entreprises de papier japonaises, aller à la source du matériau et retourner à la maison en quelque sorte ! J’ai grandi là-bas, c’est une partie de ma vie !
Concrètement, j’aimerais pouvoir continuer d’avoir des carte blanches pour des réalisations monumentales, aller vers une fabrication d’objets encore plus sculpturaux et uniques tout en continuant évidemment à faire des collections de luminaires pour architectes et particuliers. Mais j’ai besoin de me ressourcer et d’aller vers le côté très sculptural.
Je vais aussi essayer de faire le salon Révélations au Grand Palais organisé par les Ateliers d’Art de France. Ils ont un côté très « pièces uniques et artisanat d’art », j’aimerais donc y présenter des pièces d’exception, car l’artisanat d’art est un axe qui me plaît bien, surtout qu’il a actuellement davantage de place. D’ailleurs quand j’ai commencé dans le design, le mot « artisanat » n’était pas vraiment un mot qu’il fallait prononcer, et j’ai toujours revendiqué le savoir-faire, le travail, la matière.
Maintenant j’ai donc envie de travailler dans le domaine du luxe qui a une place pour les objets d’exceptions, faits main.
Un grand merci à Céline Wright pour son temps, sa gentillesse et ce moment très agréable.
Merci également à Emmunel B pour cette première contribution sur BED, une rencontre sensible en appelant rapidement d’autres…
Plus d’informations sur la designer : Céline Wright
Galerie (16)
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