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Khalil Bey, premier propriétaire de « L’Origine du monde ».

Publié le 08 janvier 2017 par Savatier

tillier_khalil_beyDans l’univers du livre, les éditions du Lérot occupent une place particulière. Elles appartiennent au cercle très restreint des héritiers d’Auguste Poulet-Malassis (l’éditeur de Baudelaire) en proposant à la vente, pour un prix compétitif, des ouvrages d’une typographie élégante, imprimés sur un papier de qualité, revêtus d’une couverture de papier fort à rabats et – ultime raffinement – non massicotés ! Le lecteur, renouant avec les émotions tombées en désuétude des bibliophiles du siècle dernier et du précédent, doit, pour aborder ces volumes, s’armer de patience, de respect pour l’objet et d’un coupe-papier à la lame aiguisée afin d’en libérer les pages. L’expérience se révèle d’autant plus intense que le texte mérite toute l’attention ; tel est le cas du dernier ouvrage de Bertrand Tillier, Khalil Bey Parisien de Stamboul (Du Lérot, 125 pages, 19 €).

Diplomate turc d’origine égyptienne, Khalil Bey (1831-1879) est surtout connu pour avoir constitué, dans son superbe hôtel du boulevard des Italiens, au cœur des années 1860, une belle collection de peinture qui incluait, outre le Bain turc d’Ingres, deux des toiles les plus célèbres et les plus érotiques de Gustave Courbet, Le Sommeil et, bien entendu, L’Origine du monde. De la possession de ces œuvres et du train de vie princier qui fut le sien, on eut tôt fait de conclure qu’il s’inscrivait dans la catégorie des nababs érotomanes venus dans la capitale, comme le Brésilien de La Vie parisienne, dépenser en plaisirs divers une fortune de source plus ou moins douteuse. La presse de l’époque et les témoignages de ceux qui le fréquentèrent ne faisaient que confirmer cette vision stéréotypée et fantasmée de l’Oriental perçu d’un point de vue européocentré, c’est-à-dire « lymphatique et voluptueux, sensuel et polygame, pittoresque et mystérieux ». Même ses amis bienveillants, comme Théophile Gautier, cédèrent à cette tendance. On le surnommait le « Turc du Boulevard », voire le « Sardanapale du boulevard des Italiens »…

khalil_bey1Sur la base d’une solide documentation, Bertrand Tillier, historien grand connaisseur du XIXe siècle, propose ici une biographie précise et équilibrée de ce collectionneur. S’il reconnaît, à raison, que le flamboyant Ottoman participa lui-même à la création des clichés qui le définirent en son temps et perdurent dans l’esprit de certains aujourd’hui, l’auteur fait table rase des stéréotypes. Il dresse le portrait d’un haut-fonctionnaire avisé, d’un homme politique progressiste, d’un diplomate d’élite qui représenta la Porte dans des capitales européennes parmi les plus importantes pour la politique étrangère de la Turquie : Athènes, Saint-Pétersbourg, Vienne et Paris. Le collectionneur, amateur d’art, n’est pas non plus oublié.

En dépit des responsabilités importantes qui lui furent confiées jusqu’à sa mort, on peut penser, à la lecture de cet essai précis, rigoureux, mais aussi vivant, que la carrière de Khalil Bey fut en partie freinée par la méfiance qu’il suscitait chez ses compatriotes. Ces derniers, arcboutés sur leurs valeurs identitaires, devaient le trouver trop européanisé, trop acculturé pour ne pas représenter un danger. Quant aux Parisiens, en lieu et place de l’homme du monde cultivé ayant parfaitement intégré les codes sociaux du milieu dans lequel il évoluait, beaucoup virent en lui un curieux dandy venu des rives du Bosphore, figure archétypale d’un Orient moins réel qu’imaginaire – à la manière de ces toiles orientalistes qui connaissaient alors un large succès, peintes par des artistes qui s’étaient rarement aventurés au-delà de Marseille. Tel est sans doute le lot des personnalités hautement cosmopolites.

Il n’avait pourtant pas ménagé ses efforts pour se faire accepter d’une capitale dans laquelle il ne passa, par intervalle, que quelques années, mais dont il aimait sincèrement l’atmosphère, même s’il s’y était rendu, de 1865 à 1868, autant pour y dépenser une partie de sa fortune que pour faire soigner une syphilis peut-être contractée en Russie. Cette maladie, dans laquelle beaucoup de lions et de viveurs du Boulevard voyaient un brevet de virilité, n’avait sans doute pas été considérée par ces derniers comme un facteur d’intégration suffisant… ou, au contraire, n’aurait-elle pas été vue comme le signe d’un conformisme trop appuyé ? Détournons un instant à son sujet ce qu’un autre dandy, Baudelaire, avait écrit des Belges dans une épigramme féroce intitulée L’Esprit conforme : « Les Turcs poussent, ma parole ! / L’Imitation à l’excès, / Et, s’ils attrapent la vérole / C’est pour ressembler aux Français. »

Illustration : Portrait de Khalil-Bey, The Graphic, 19 octobre 1872, collection privée.


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