Vous tous, qui venez ici, devez être comme moi des passionnés de lecture. Pourtant, si on parle beaucoup des auteurs et des œuvres qu’ils ont écrites (que ce soit des romans, de la poésie, des essais ou des nouvelles), on ne dit jamais rien sur le personnage qu’est le lecteur ni sur l’acte de lecture en lui-même. Considéré comme passif, celui-ci ne mériterait pas notre attention.
Je termine à l’instant le livre « Le lecteur » de Pascal Quignard dont le thème est précisément la disparition du lecteur. En gros et pour faire simple, Quignard nous dit que lorsqu’un lecteur s’assoit et prend un livre, il oublie tout ce qu’il est pour se plonger dans l’histoire racontée. Reniant sa personnalité, il s’identifie (provisoirement) aux personnages de papier dont il suit les histoires. Dévoreur de livres, il finit dévoré par sa passion, devenant Jean Valjean avec Hugo, Phèdre avec Racine, Madame Bovary avec Flaubert ou Bardamu avec Céline.
Quignard ne manque pas d’ironie, car pour nous parler du lecteur il écrit lui-même un livre, laissant sous-entendre par-là que nous qui le lisons allons disparaître à notre tour. Le jeu est plaisant mais il me paraît limité. N’y aurait-il vraiment rien d’autre à dire sur ce lecteur ? N’y a-t-il que lui qui disparaît ? Et disparaît-il vraiment ?
Reprenons tout cela au début.
Quand il se passe un événement, celui-ci sera raconté de manière différente par toutes les personnes qui étaient présentes et cela tout simplement parce que chacun a sa propre sensibilité. Si une jeune dame trébuche sur le trottoir et se blesse, certains se mettront à sa place avec empathie, d’autres critiqueront l’incompétence des services communaux qui n’ont jamais réparé ce trottoir, d’autres encore se sentiront faibles à la vue du sang et certains ne penseront qu’à la manière de porter secours à la jeune victime (soit par compassion réelle, soit pour le plaisir d’entrer en contact avec elle.
Il en va de même sur le plan des émotions. Devant un paysage enneigé, on peut être émerveillé devant la beauté de la nature, se plaindre du froid ou tempêter parce que les routes ne sont pas dégagées. Mais même ceux qui s’émerveillent le font pour des motifs différents. Le premier admirera la blancheur, qui évoque pour lui la pureté, le deuxième sera sensible à l’uniformité du paysage, le troisième ne verra que les branches des arbres chargées de neige, tandis que pour le dernier cette neige évoquera le pays de son enfance.
On pourrait multiplier les exemples à l’infini. Il suffit de dire qu’il n’y a pas une réalité mais qu’il y en a autant que d’individus sur la terre. Donc, quand un écrivain décide de prendre la plume et de nous raconter une histoire (ou d’écrire un poème), c’est avant tout avec sa sensibilité qu’il va écrire. Un autre écrivain qui raconterait la même histoire la tournerait autrement et dirait finalement autre chose.
Même s’il est historien et qu’il vaut s’approcher de la réalité des faits, cet homme qui écrit sera influencé, qu’il le veuille ou non, par ce qu’il est (ses opinions politiques, son goût ou son aversion des batailles, le fait de croire ou non que la personnalité d’un dirigeant peut changer le cours des choses, etc.). Michelet, qui est à la fois historien, poète, visionnaire, et qui possède une belle plume, est un bel exemple pour illustrer notre propos.
Mais nous ne parlons pas ici d’Histoire mais de littérature. Je veux dire par-là que dans un roman, l’histoire est inventée, même si elle s’inspire de faits réels. Ces faits, l’écrivain a dû les assimiler et après un certain temps, après les avoir passés au moule de sa sensibilité, il va les restituer en les transformant.
La littérature est donc deux fois mensongère. Une première fois parce que l’homme qui deviendra écrivain a déjà interprété les faits réels dont il s’inspirera plus tard pour raconter une histoire (la vision de Zola sur la société n’est pas celle de Barrès et celle de Chateaubriand n’est pas celle de Jules Vallès) et une deuxième fois parce que cette réalité est délibérément transformée pour en faire une œuvre de fiction.
Arrêtons-nous un instant sur ce point pour souligner qu’un écrivain s’inspire rarement d’un fait unique mais qu’il va puiser à différentes sources pour finalement les transformer, les amalgamer et en faire cette œuvre de fiction unique qui nous enchante. Il en va de même des personnages et des lieux. Il fut une époque où les historiens de la littérature voulaient absolument mettre un nom sur chaque protagoniste ou chaque endroit cité dans un roman. Prenez les œuvres complètes de Nerval, dans la mythique collection des Classiques Garnier (édition scientifique qui était un peu la Pléiade du pauvre puisque le prix en était plus abordable). Le critique veut mettre un visage réel sur chaque personnage et Sylvie ne peut être que telle cousine tandis que telle rivière est celle où le petit Gérard passait on enfance. D’abord ce genre de remarque n’a que fort peu d’intérêt pour le lecteur, qui n’a pas connu la cousine en question et qui n’a jamais vu la rivière maintenant mentionnée avec une érudition quelque peu fatigante. Mais en plus cette remarque est fausse dans la mesure où si Nerval s’est inévitablement inspiré de sa cousine ou de la rivière de son enfance (car c’est dans l’enfance que sont les racines de notre être), il s’est aussi inspiré de toute une série de personnages féminins rencontrés dans sa vie pour dessiner le portrait de son héroïne. L’acte créateur est avant tout synthèse et transformation. Il est donc foncièrement mensonger pour notre plus grand plaisir.
Revenons maintenant à Pascal Quignard et à son lecteur, qui délaisserait sa personnalité pour s’identifier aux héros des romans qu’il lit. Quignard aurait donc dû dénoncer aussi l’écrivain, puisque l’histoire que celui-ci nous propose est doublement fausse comme nous venons de le voir. Si le lecteur a le tort d’être passif, l’écrivain, lui, a le tort de n’être finalement qu’un menteur car il y a loin de la réalité à l’histoire qu’il nous raconte. Le lecteur est donc doublement abusé et il a bien tort de renier provisoirement sa personnalité pour des histoires inventées.
Mais ce lecteur est-il aussi passif que Pascal Quignard ne veut bien le dire ? Honnêtement, je ne le pense pas.
En effet, chaque personne qui ouvre un livre vient avec sa propre sensibilité et Madame Bovary sera reçue différemment par chaque lecteur. De plus, chacun a son passé et les événements vécus orientent la manière de voir et d’interpréter les faits (dans le roman lu, il s’agit de faits certes fictifs, mais présentés comme vrais). La culture de chacun a aussi une importance considérable, on le comprend facilement. Mais les lectures passées orientent aussi notre manière d’aborder un livre inconnu. Selon que je suis plus ou moins sensibilisé au réalisme magique, j’apprécierai différemment l’œuvre de Garcia Marquez. Si je n’ai lu que des bandes dessinées et que je n’ai jamais ouvert un roman classique du XIXème siècle, je risque de trouver « Les frères Karamazov » de Dostoïevski un peu longuet et je n’apprécierai pas ce livre à sa juste valeur. L’âge auquel j’aborderai cette œuvre va jouer également, d’où l’intérêt de relire parfois certains auteurs qu’on a cru comprendre à vingt ans et qu’on redécouvre littéralement à cinquante.
Bref, on l’aura compris, le lecteur vient avec son bagage personnel. Dès lors, son passé, sa personnalité, sa sensibilité et sa culture littéraire vont influencer fortement sa manière d’aborder le roman qu’il a entre les mains. Son attitude n’est donc pas aussi passive que Pascal Quignard ne veut bien le dire. Il est passif dans le sens où il n’est pas responsable de ce qu’il est devenu - ou du moins pas entièrement (c’est la vie qui s’est chargée de le rendre tel qu’il est ) mais il ne l’est pas quand il ouvre un livre. Chaque lecteur étant différent, on ne peut donc se contenter de parler « du lecteur » comme s’il s’agissait d’un terme générique général. La réalité est bien plus complexe. Il n’existe donc pas un lecteur, mais des lecteurs.
Poursuivons notre propos. Ce sera facile. Chacun étant différent, l’interprétation qui sera faite du texte lu sera elle aussi différente, qu’on le veuille ou non. Il y a donc d’un côté un auteur qui a voulu exprimer quelque chose (et nous avons vu que pour cela il a transformé deux fois la réalité) et de l’autre des lecteurs qui vont interpréter son texte. Evidemment, l’idéal serait qu’ils comprennent exactement ce que l’auteur a voulu dire. Ils doivent donc s’en tenir au texte proprement dit, le suivre mot à mot et ne pas extrapoler. Mais au-delà de cet exercice qui se veut fidèle à la pensée de l’auteur, il y aura inévitablement des interprétations personnelles. C’est pour cela qu’on dit qu’une fois qu’un livre est édité il n’appartient plus à l’auteur mais aux lecteurs. En effet, ceux-ci vont y trouver des vérités que l’auteur y a mises à son insu (et dont il n’a pas conscience) et aussi des vérités qu’il n’a pas mises mais qui peuvent cependant être extraites de son texte.
On le voit, le lecteur n’est donc pas aussi passif que Pascal Quignard ne veut nous le faire croire, lui qui voit dans l’acte de lecture la disparition pure et simple d’une personne, son anéantissement.
Bien au contraire, la littérature redit le monde et l’interprète. C’est le travail de l’auteur d’en extraire « la substantifique moelle » et de nous la présenter sous la forme d’un récit (ou d’un poème). Mais c’est le travail du lecteur de rentrer dans cette histoire (ou dans ce poème), de la comprendre, de se l’approprier, pour en retirer à son tour un plaisir esthétique mais aussi un enseignement qui lui sera profitable. Car la littérature n’est pas un jeu gratuit, elle est interprétation et contestation du monde et de la société. C’est à ce titre qu’elle nous enchante et c’est donc pour cela que tout lecteur reste fasciné par une grande œuvre. Mais loin d’être passif devant elle et de disparaître, ce lecteur s’enrichit à son contact et en ressort différent. Cette transformation est absolument extraordinaire si on réfléchit au fait que l’auteur n’a fait que mentir et que le lecteur n’a fait qu’interpréter.