Alexandre Séon, Portrait de Joséphin Peladan
(vers 1892), Musée des beaux-arts de Lyon.
C'est sans doute Judith Gautier qui l'introduit au wagnérisme et à Bayreuth. Connu pour ses tenues excentriques, il vient à Bayreuth vêtu d'un habit blanc, d'une tunique bleu ciel, d'un jabot de dentelle et de bottes de daim, avec un parapluie retenu au côté par un baudrier. On le prendra pour un rajah, comme il le rappelle dans l'article que nous reproduisons ci-dessous. Cosima Wagner, à laquelle il a envoyé de ses oeuvres comme introduction, refusera de le recevoir à Wahnfried, ce qui suscite chez Péladan une saillie: "Triste engeance que les veuves!". cette rebuffade ne l'empêche pas de publier le résumé des opéras de Wagner en français accompagné de ses notes dans un ouvrage intitulé Le Théâtre complet de Wagner. Les XI opéras scène par scène avec notes biographiques et critiques, Chamuel, 1894. Il dédie cet ouvrage à Judith Gautier.
La Gazette artistique de Nantes (pp. 3 et 4) du 15 novembre 1888 publie des extraits d'un remarquable article de Joséphin Péladan d'abord paru dans la Grande Revue (Paris et SaintPétersbourg) dans lequel le Sar Péladan évoque le festival de Bayreuth et sa passion pour les oeuvres de Richard Wagner:
"La Marchande de Sourires, cet adorable crépon euripidien et le Flibustier qui est loin de son aîné Nana-Sahib, ont clos esthétiquement la saison passée. [Péladan évoque la fin de la saison parisienne, ndlr] Cet interrègne dramatique de juillet-août, tous les deux ans, Bayreuth le remplit ; à ce moment on ne voit plus à Paris que des museaux de province, et les seules premières ont lieu en Allemagne. Lors de la Tétralogie, c'était de mode d'y être ; aujourd'hui, le public du théâtre franconien compte bien peu de Français ; on est si patriote et si peu mélomane au doux pays de France ! M. Mendès s'est brouillé jadis avec Wagner, coupable d'une ineptie de patriotisme prussien, et M. Dujardin, abandonnant la reine wagnérienne, avoue à ses intimes qu'il n'est pas si sûr de ne s'être pas mépris. J'avoue que Grieg, le grand poète musical de la Norwège, qui va venir à Paris en novembre, peut mettre mon admiration à l'épreuve de toutes les patriotiqueries, et dire que les fiords renferment plus de rêves que les bords de la Seine ; dès qu'on est immortel, on n'est plus citoyen. L'orchestre du théâtre Wagner est le premier du monde; le second, celui de Munich ; au troisième lieu, la philharmonique de Berlin ; le numéro quatre ne serait pas encore français. La supériorité musicale de l'Allemagne ne se borne pas à l'exécution absolument parfaite. L'amateur, le public même sont infiniment doués : le grand Berlioz était acclamé de ville en ville, outre-Rhin, alors qu'on traitait à Paris sa musique d'ennuyeuse, et le jour où Mlle Augusta Holmes voudra voir jouer sa Montagne noire, elle n'a qu'à l'apporter à l'Allemagne. Maintenant, par-dessus ces deux excellences, une troisième et suprême celle-là : Wagner n'a de comparable que Beethoven et Berlioz. C'est là un soleil d'évidence qui doit aveugler, sinon les demoiselles de Chaminade pulluleront. Quelle singulière entente de l'art même national que de s'hypnotiser sur son propre ombilic ? La gloire de Wagner ne requiert nullement ma prêcherie; mais, en plaidant sa cause, je gagnerai peut-être celle de Berlioz. "Vous n'avez pas de théâtres de musique à Paris", m'ont affirmé les dilettantes bavarois, et comme je protestais, ils m'ont convaincu. Mais je ne me soucie pas de rééditer des opinions aussi mortifiantes, m'altirant ainsi une accusation de germanisme, déplaisante à mon sentiment latino-slave. Paris ignore Wagner : on y a entendu une fois Lohengrin et Lohengrin n'est pas encore Wagner en sa plénitude, et M. Lamoureux en le présentant en symphoniste, ne peut, malgré son bel effort, le faire comprendre. L'impression insolite, et l'insolite en musique est bien près du désagréable, vient des accoutumances italiennes. Le chef d'orchestre pourrait venir dire ceci à une salle novice « Messieurs, vous avez l'habitude d'opéras où il y a et des airs qu'on emporte et des parties vocales de concert. Ici les voix sont traitées comme des premiers violons, et vous ne pouvez emporter aucun air dans les volutes de vos oreilles. » Les personnages jouent en musique, mais ils ne chantent pas. L'air est remplacé par le leidmotive, un dessin mélodique qui incarne un personnage ou un état d'âme et se déforme suivant les péripéties. » Je vous préviens, en outre, que la phrase italienne à trente-six mesures ne se fait pas ici ; le nombre de mesures est illimité et rempli d'incidentes, c'est-à-dire toujours contrepointé. » Enfin, pour que l'orchestre soit comme un unique instrument et que les timbres ne vous distraient du drame mélodique, les musiciens sont en sous-sol et les sons vous arriveront admirablement fondus et idéalisés. » La conception lyrique de Parsifal est si sublime, que le public parisien l'aurait blagué : les femmes fleurs, la tentation de la diablesse Koundry, le sorcier Klingsor peuvent prendre, même en France ; mais le second tableau et le dernier, qui se passent à célébrer la messe d'un ordre militaire de Templiers mystiques, voilà qui ferait dire « zut » au peuple le plus spirituel du monde. L'Allemand ne sait ni boire, ni manger, ni causer, dans le sens érotique du mot; mais, comme archiviste et musicien, il est notre maître. Au fond, c'est un peuple ingénu : la petite princesse de Hesse-Darmstadt voit un jeune homme en velours et soie, elle dit non pas : « Quel est ce cabot ? » mais : « Quel est ce rajah ? » Or, dans l'art, une pareille tendance à colorer le rêve, un penchant vers le merveilleux que n'obscurcit aucun scepticisme, constituent une magnifique faculté pour l'artiste : et Wagner, cet insupportable personnage, despotique et si rageur qu'il est mort d'une colère, devant l'oeuvre devenait un sublime naïf, comme Siegfried, et nul poëme d'amour n'égale Tristan, et Parsifal égale toutes les liturgies. Vouloir rejeter Wagner du répertoire musical, c'est aussi monstrueux que si l'on bannissait Beethoven des concerts. En outre, quand on s'intitule capitale du monde, on ne force pas l'esthète à s'expatrier pour jouir du grand art. A Munich, en une semaine, j'ai entendu au même théâtre de la Résidence, le Vaisseau fantôme. Robin des Bois, Fidélio, Lohengrin et les Fées. A Paris, pas même les opéras de Berlioz et d'Holmes. 11 faut donc se l'avouer, notre université est tout à fait pitoyable à côté de l'allemande, et nos théâtres de musique dérisoires près de ceux d'Outre-Hhin. De même que la régie nous empoisonne avec un ignoble tabac bon pour des palefreniers, de même la subvention sert à une musique assez vulgaire pour être suivie et payée par la masse. Voilà avec quelle impression on rentre, à la mi-septembre, dans la bonne ville de I.utèce, où tout n'est qu'esprit, ce qui fait pâtir ceux qui ont besoin d'émotions un peu plus fortes que M. de Fontenelle ou Gramont-Caderousse."
PELADAN.