La vie à l'usage débute comme une lettre. La destinatrice reste sans nom, simplement désignée par le pronom « vous ». On comprend aussi qu'elle est auteure. Ce n'est pourtant qu'un prétexte : « juste l'envie de / venir sur ce territoire / l'envie de / vous écrire à vous, comme à n'importe qui d'autre / quelques mots, par bribes / des bribes de mots / comme en grappes / qui vont peut-être s'organiser / dans une langue cherchant / sa voix à tous moments » (p.7). Cette lettre est d'ailleurs plus ou moins abandonnée au fil du recueil (« encore quelques mots – je / me détache – je / crois de ce courrier », p.62) pour laisser la place à ce qui vient, sans qu'on l'ait pensé, dans l' « attention » distraite de l'écriture.
Car une circonstance plus essentielle fonde ce recueil : le poète écrit alors qu'il attend, dans un café, « la femme » malade qui est à l'hôpital. Ce « territoire », plusieurs fois rappelé dans le recueil, permet une dérive : « je / vous écris tout ça dans un café / autre sortie hors du lieu / dont j'ai besoin pour écrire / besoin du bruit / du mouvement / du regard / besoin aussi d'être distrait / d'être en plein dans la vie / comme en partance » (p.13). Là, l'attente douloureuse de « la femme » trouve un écho à celle, « supportable », de l'écriture :« je / ne pense à rien / quand j'écris ces mots / la même absence / dans l'attente de l'autre / que dans l'écriture » (p.46).
On entend alors une voix à la lisière, dans un « entre-deux » (p.19) qui décrit, dans le vide de l'attente, l'extérieur du café (p.14), l'hôpital et sa rue (p.21) et qui aborde, plus intimement, les premiers trajets entre le Jura et Lyon « pour examens » (p.11), le souvenir heureux de vacances entre amis (p.49), la peur de ne pas reconnaître celui ou celle qu'on attend (p.32)... L'écriture ne se fixe pas mais suit ses mouvements fluides ou heurtés, passe d'un souvenir ou d'une idée à l'autre, se répète. L'attente n'est cependant pas comblée par la pensée ou la mémoire personnelles. Car écrire reviendrait plutôt à accueillir les voix qui les construisent plus ou moins fictivement, qui passent en nous, que ce soit la nôtre ou celles qui l'accompagnent en permanence : « écrire / c'est, je / crois – venir muet / sur ce territoire-là / attendre / que ces voix se révèlent / pas à moi seulement / mais c'est moi qui viens là / pour les entendre » (p.58).
Demeure cependant un doute. Un écart se creuse entre ce « territoire de l'absence » que serait l'écriture et la vie à l'usage elle-même : « je / crois à l'existence de / ces territoires de l'absence / leur présence / pour mon absence / mon oubli / ma vie comme / à distance » (p.22). Autrement dit, à se situer « hors de la vie », de son lieu et de sa matière, peut-on encore en « parler » (p.71) ? Une réponse vient peut-être à la toute fin. Dans le dernier poème, le « corps d'une femme » est décrit « comme un autre territoire de l'absence », ouvrant, lui aussi, mais charnellement cette fois, à un oubli de soi, de la pensée et des mots par l'amour. L'écriture et son égarement sont mis à distance à leur tour. A moins que les derniers vers, comme au cœur de l'étreinte, la rappellent : « où est donc / cette langue / qui cherchait son chemin / ses beaux transports / cette voix / qui me parlait / souvent mieux / que celle des vivants – je / reviens !!! » (p.76).
Antoine Bertot
Manuel Daull, La vie à l’usage, éditions Lanskine, 2016
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Une courte lecture