José Casajuana, tailleur pour hommes.

Par Bernard Deson

Est-ce parce qu’il exerça le métier de tailleur pour hommes que José Casajuana put prendre la juste mesure de sescontemporains ? Homme d’exil, cet anarchiste a fui l’Espagne de 1936, constatant avec effarement que les idées tuent. Son premier contact avec la France aurait pu le détourner de notre culture et de notre langue : les camps de concentration de Léon Blum n’avaient rien à envier à ceux de Mussolini ou à ceux de Franco. Au contraire, devenu tailleur, l’exilé consacrera tous ses instants de liberté à l’étude de la littérature française. En 1970, il publiera à compte d’auteur un opuscule sobrement intitulé  Pensées  sous le pseudonyme d’Anarin. Etiemble en dira le plus grand bien vantant ses qualités de peintre de l’âme humaine. En 1979, j’en fis l’heureuse découverte dans un rayon de la bibliothèque de l’I.U.T. Michel de Montaigne. Trop scrupuleux pour l’escamoter, je me suis contenté d’en recopier de larges extraits.   Anarin ?    Ni la bibliothécaire, ni les libraires sollicités  ne purent m’indiquer qui se cachait derrière ce masque de plume. C’est en 1985, grâce à ma sœur Marie-Hélène, à l’époque fervente pourfendeuse de la calotte, que je retrouvais sa trace. Au hasard d'une conversation, elle évoqua le parcours d'un membre du Club des Athées qui avait publié un livre de maximes et pensées. Jusque là rien de très original car La Rochefoucauld et Chamfort ont fait des émules par milliers. Quand elle me précisa que le nom d'auteur du vieil anarchiste était Anarin, je  décrochai mon téléphone sans plus attendre.  Nous prîmes langue et nous rencontrâmes au café Gambetta, brasserie au-dessus de laquelle José Casajuana occupait un minuscule appartement. Sans qu’il n'en dise mot,j’avais deviné que cet homme vivait dans le plus grand dénuement. Il fut ému d’apprendre l’importance que son livre avait eue pour l'étudiant que je fus.  Et c’est sans hésiter qu’il accepta ma proposition de le rééditer ou plus exactement de le rafraîchir en y ajoutant une couverture couleur, en changeant le titre et en le signant de son véritable nom. Il convint de la chose avec enthousiasme, me laissant seul maître à bord pour mener à bien cette métamorphose. Un auteur comme je les aime !Chez les écrivains ce sont souvent  les plus médiocres qui sont les plus intrusifs, à la frontière du harcèlement. Néanmoins, des circonstances indépendantes de mes activités d’éditeur retardèrent l’aboutissement du projet. De temps à autre, je recevais une lettre de José Casajuana, toujours patient et compréhensif, très patient et très compréhensif, trop peut-être : « Quand, au cours de ces derniers mois, je ne recevais pas de vos nouvelles, j’ai bien pensé qu’il y avait quelque chose qui accrochait. Bon, vous êtes débordé. Et, comme l’on dit, personne n’est tenu à l’impossible. En ce qui concerne les exemplaires que vous possédez, vous savez que je les avais laissés dans mon ancien domicile, n’ayant pas de place ici où j’habite. Alors, si vous le voulez bien, je vous propose de les garder. Cela dans le cas où ils ne vous encombreraient pas trop. Ainsi, si un jour, n’importe quand, vous pouviez donner suite à votre ancien projet, vous les auriez sous la main. Et s’il ne vous est pas possible de les garder, et bien, débarrassez-vous-en en les donnant au cantonnier. » Je pris le temps, presque quatre ans quand même, et Grandeur nature [1], nouveau titre de l’ouvrage, sortit des presses en novembre 1989. Malheureusement, cette publication arriva trop tard pour José Casajuana et le courrier qui la lui annonçait me revint avec la mention « destinataire décédé ». J’appris qu’il avait mis fin à ses jours quelques semaines auparavant. J’en ai gardé un sentiment de culpabilité, peu fier de ma négligence, même si je devine qu’une vieillesse vécue dans la pauvreté et la maladie ne convenait pas au libre-penseur qui écrivait  la mort serait un mal si la vie était un bien.




[1] Grandeur nature, étude de mœurs, Orage-Lagune-Express, 1989.