Les Stéphanois, finalistes de 1976.
Les empreintes de l’histoire nous révèlent autant qu’elles nous élèvent et aussi loin que poussent et s’exaltent nos souvenirs de déceptions, certaines marquent plus que d’autres et cristallisent dans nos mémoires des instants collectifs qui méritent réexamen face à l’épaisseur du temps. Que faisiez-vous, le mercredi 12 mai 1976 ? Où étiez-vous? Devant votre téléviseur en noir et blanc? À moins que votre paternel, pour fêter dignement l’événement de gloire attendu, n’ait investi dans la couleur pour que le vert scintille enfin dans le salon familial? Étiez-vous supporters affolés? Ou juste attentifs à l’invitation de cette communion patriotique dont le creuset identificatoire puisait loin dans les racines d’une ville devenue singulière et symbolique par le truchement d’un maillot, d’une équipe, d’une épopée un peu folle et d’une ferveur magnifiée mais bien candide, témoignant, plus que toute autre trace peut-être, d'une époque nonchalante et pas encore totalement désenchantée?En ce jour particulier, la France entière braquait ses yeux embués d’espoirs sur une ville d’Écosse, à l’autre bout du continent, cap au nord. Glasgow y accueillait la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions, l’équivalent aujourd’hui de la Ligue des champions. Les héros de Saint-Etienne, avec leurs gueules de soixante-huitards attardés, leurs cheveux filasse et leurs mots simples comme un dimanche autour d’une miche de pain, croisaient la route des ogres du Bayern Munich. Un France-Allemagne, déjà, qui en préfigurerait bien d’autres, non moins célèbres.En pénétrant dans le stade muni de son inséparable pipe, le président de l’ASSE, Roger Rocher, s’exclama: «C’est fou, toute la ville est pour nous, on se croirait à Saint-Etienne, comme ces grands soirs où on allume le Chaudron de Geoffroy-Guichard!» Et pour cause. Que des milliers de supporters se soient déplacés depuis le Forez pour soutenir leur équipe, rien de plus logique. Mais que des passionnés de football aient consenti au voyage -30000 en tout!- depuis toutes les régions de métropole et même des territoires d’outre-mer, voilà qui témoignait d’une appropriation hors du commun. Au fil d’une «épopée» qui portait bien son nom, qui avait cheminé vers Split, Kiev ou Eindhoven, quelque chose d’authentiquement supérieur s’était produit dans le coeur des Français, nullement excédés par la domination sans partage que les Verts exerçaient sur le foot tricolore. En dix ans, l’ASSE avait décroché six titres de champions de France, et s’apprêtait à en ajouter un septième à son palmarès. Sans oublier les quatre doublés Coupe-championnat. De quoi lasser? Au contraire. Des Nantais vêtus de vert retrouvèrent ce soir-là à Glasgow des Marseillais, des Parisiens, des Lillois, des Lensois et même, oui, même ces «bourgeois de Lyonnais», les ennemis ataviques, qui ont toujours considéré leurs voisins stéphanois comme des «mineurs et des ouvriers durs à la peine» et «bas du front». La lutte des classes des «bas du front» devint sur un terrain une expression sublimée, portant des enjeux idéologiques, en apparence invisibles, jusqu’aux combats sportifs les plus ingrats, les joueurs et leurs origines, leurs formations et leur élévation sociale par le foot, les systèmes tactiques de l’équipe aussi, les gestes et la technique, et bien sûr ce supplément d’énergie vitale et d’intelligence qu’un seul mot résumait et résume toujours: l’esprit. Cet esprit du jeu et de la solidarité sur une pelouse, que les Français épousèrent intrinsèquement, ne venait pas de nulle part. Et si les Écossais de Glasgow présents lors de la finale avaient eux aussi pris fait et cause pour les Verts, il n’y avait pas de hasard. Glasgow s’enorgueillissait alors de ses activités textile et sidérurgique, de l’exploitation du minerai de fer et des mines de charbon du Lanarkshire voisin (1). Saint-Etienne était un peu leur équivalent français, théâtre du développement des premières lignes de chemin de fer du continent, puis de l’essor industriel du XIXe siècle, la métallurgie lourde, les brevets en pagaille, les cycles Mercier, les hauts-fourneaux, forges et aciéries de la marine, le sous-sol riche en charbon qui fit de la ville le premier Bassin houiller de France, sans parler de Monsieur Geoffroy Guichard en personne, qui transforma sa modeste épicerie en groupe Casino (sponsor historique du club), et bien sûr la Manufacture d’armes et de cycles, fondée en 1885, qui deviendra plus tard Manufrance. Qui n’a arboré crânement le fameux maillot vert siglé «Coq Sportif» et «Manufrance» en lettres blanches, comme seconde peau, comme affirmation sociale et presque politique, tandis que la municipalité était alors dirigée par un communiste, Joseph SanguedolceCette parure légendaire, élue récemment «maillot de l’histoire de la Ligue 1» par «France Football», celle des Rocheteau, Lopez, Piazza, Bathenay, Larqué, Repellini, Sarramagna, Synaeghel, Farison, Janvion, Santini, Curkovic et des frères Revelli, etc., avait une valeur tellement allégorique qu’il convient de se souvenir de l’importance de Manufrance dans la mythologie française de l’époque. La vie était encore en velours et tricot de corps, en Formica et simili cuir, mais dans l’imaginaire populaire, la Manu comptait autant que Renault, le paquebot «France» ou le Concorde. Manufrance était la première société française de vente par correspondance, essentiellement renommée pour ses fusils de chasse (Robust, Falcor, Idéal, Simplex) et ses bicyclettes. Qui n’avait pas feuilleté un catalogue, ni rêvé sur les croquis noir et blanc représentant tous les produits de l’enseigne, dans ses moindres détails techniques et sinuosités, n’était pas français. Nos parents conservaient religieusement les exemplaires reliés des années 1950, 1960. Et nous passions fréquemment des heures à tourner les pages, imaginant secrètement que nous allions tout acquérir, les vélos Hirondelle, les motocyclettes, les armes de poing, les veilleuses et porte-allumettes, les caleçons, les pantalons, les horloges murales, les cannes à pêche, les grelots nickelés avec courroie, les couteaux et surtout les petites voitures en métal, répliques d’Aronde, de DS ou de Traction avant. Le catalogue de la Manu était à lui seul un continent à explorer, notre fierté nationale, la griffe du savoir-faire tricolore qui raccordait l’histoire et les générations, de la IIIe République à Mitterrand, en passant par le Front populaire, la Libération et le de Gaulle des Trente Glorieuses. C’était une part d’un nous collectif, sacrifié au début des années 1980 après une lutte sociale longue et terrible (achevée par un certain Bernard Tapie en 1985), qui accompagna, dans le même mouvement, la casse de la sidérurgie et la fin de l’exploitation minière. Saint-Etienne, la ville aux près de 40 nationalités venues là pour le travail, perdit en une décennie sa vocation ouvrière et sa raison d’être. Les Stéphanois ne perdirent pas la mémoire pour autant. Encore moins les supporters des Verts. Ce mercredi 12 mai 1976, sur le terrain du Hampden Park de Glasgow, les hommes de Robert Herbin, joueur lui-même issu du centre de formation puis entraîneur, dominèrent tout ou partie de la rencontre malgré deux handicaps lourds. Primo: lors d’un match de championnat précédant la finale européenne, les Nîmois, en visite à Geoffroy-Guichard, s’étaient montrés si honteux de violence (5-2 pour les Verts) qu’ils avaient laissé deux Stéphanois à l’infirmerie, Farison et Synaeghel, littéralement démolis et forfaits, et blessé Dominique Rocheteau, si diminué qu?il ne joua que quelques minutes à la toute fin de la finale, tel un vulgaire joker. Secundo: la forme des poteaux, qui, à l’étonnement général et contrairement à ce qui se pratiquait sur les stades d’Europe, présentaient des sections carrées. Ce qui ne devait être qu?une anecdote avant l’apothéose finale scella le sort de l’ASSE quand le ballon propulsé par Dominique Bathenay et Jacques Santini trouva l’arête à deux reprises. Des études scientifiques ont démontré depuis qu’avec des poteaux ronds, ces tentatives infructueuses auraient été converties en buts. L’épopée prit donc fin dans la désolation et par le plus petit des scores: 1-0. En faveur du Bayern Munich. La légende des Verts et des poteaux carrés était en marche. Plus rien ne l’arrêterait jusqu’à nos jours. Pour qui fréquente assidûment la ville de Saint-Etienne et quelques-uns des héros de 1976 du côté de Geoffroy-Guichard? pour beaucoup encore présents dans l’entourage de l’ASSE, d’ailleurs, la vie a changé, énormément même, mais le club a préservé son âme, malgré tout, coûte que coûte. Quand le président du directoire, Roland Romeyer, nous explique que «le club est basé sur des valeurs autres que l’argent, des valeurs de fraternité, d’harmonie et de spectacle qui correspondent à la région» et que «le succès repose sur les relations humaines, la fidélité», Dominique Rocheteau, vice-président du conseil de surveillance depuis 2010, n’hésite pas à confesser: «Il ne s’écoule pas un jour sans que des gens ne me parlent de cette période, dont certains gardent un souvenir précis, soit d’un match, d’une situation de jeu, soit d’un but, soit de cette finale perdue, raconte-t-il. Ils ont été si nombreux à s’identifier à nous! Pendant huit ans, j’ai porté les couleurs du PSG, mais c’est toujours Saint-Etienne qui captive, alors que, finalement, je n’y suis pas resté aussi longtemps ! Cela ne me dérange pas, au contraire: j’ai la flamme verte.» D’autres le disent à leur manière, comme le grand Georges Bereta, six titres de champion de France avec l’ASSE, mais qui ne connut pas l’épopée de 1976, pour avoir été vendu un an plus tôt à l’Olympique de Marseille contre son gré par le président Roger Rocher. «Je ne lui ai jamais pardonné», lâche-t-il, des sanglots dans la voix et qui revint pourtant vivre dans sa ville sitôt sa carrière achevée. «Le Chaudron, c’est l’un des fondements de la fidélité des supporters et de la conscience du football français, raconte-t-il. C’est pourquoi nous avons choisi de le rénover afin d’en accroître encore la résonance plutôt que de construire un nouveau stade. Car le Sainté des années 1970 est entré dans la mémoire collective comme symbole de la renaissance du foot tricolore.» Ces larmes mouillées de bonheur ou de malheur, Philippe Gastal les connaît bien lui aussi. Conservateur du musée de l’AS Saint-Etienne, qui a trouvé place en 2014 dans le Chaudron, il s’avoue ému à chaque visiteur qu’il croise à la sortie de ce voyage dans le temps en terre verte. «Les gens viennent de partout en France, vraiment de partout, ils sortent les larmes aux yeux, d’autres craquent carrément car ils ressentent des choses trop fortes, dit-il. Il faut le voir pour le croire. Il y a chez toutes ces personnes un énorme affect, certaines se souviennent être venues dans le Chaudron avec leur père, leur grand-père disparus, c’est un haut lieu de mémoire, un bout de l’histoire du pays. L’affectif se mélange aux souvenirs. C’est puissant et renversant!» Et puis, comme pour boucler la boucle et conjurer la malédiction, personne, ici et ailleurs, n’oubliera la nuit du 25 au 26 octobre 2013 et cet énorme camion venu livrer des reliques payées par le club 20000 euros. Six bouts de bois en très mauvais état, bouffés aux mites et fissurés, qui trônent désormais dans l’espace numéro 3 du musée: les fameux poteaux carrés de la finale de Glasgow, retrouvés par hasard dans les sous-sols du Hamp-den Park et cédés après d’âpres négociations. Pour éviter que la relique ne perde sa blancheur retrouvée après réfection, elle est séparée des élans désordonnés de ses admirateurs par un Plexiglas, faute de quoi chacun voudrait la toucher, comme si c’était la Vraie Croix, comme si les empreintes étaient aussi fondamentales que la mémoire. À Saint-Etienne, la mélancolie n’a pas que de mauvais travers, même quand elle voisine avec l’idéalisation du passé. En ce temps-là, les footballeurs avaient une autre gueule et bien des manières de l’exprimer. Mais, sachez-le, dans le Chaudron, il nous arrive encore d’avoir l’impression que les ouvriers, ceux d’avant, ceux d’aujourd’hui, n?ont pas encore été placés hors champ de la réalité des choses. Parfois, le football n’est pas que du sport, et le sport bien plus que du sport. [ARTICLE publié dans l’Humanité Dimanche du 12 au 18 mai 2016.]