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Les trois minutes superflues de monsieur ganymède

Publié le 04 janvier 2017 par Agathe

"Si vous êtes laids, vous êtes laids. Cessons de parler de beauté intérieure car on ne marche pas avec des rayons X"

Presque soixante ans après le fameux Saint-Granier qui, sur les antennes de Paris-Inter, tenait son billet quotidien de soixante secondes chrono, un autre bonimenteur de masse, le philosophe Raphaël Enthoven, délivre chaque matin aux auditeurs d'Europe 1, durant trois minutes, sa "morale de l'info".

L'un, vieux crouton chevrotant, aristo déclassé, et saltimbanque d'intermittence, s'était institué porte-parole véhément des râleurs et des grincheux : ses outrances populistes, dirait-on aujourd'hui, visaient l'administration, les impôts, la dégradation des mœurs, l'insécurité, les embouteillages, le prix des caramels mous, etc. On était dans un conservatisme engagé. L'autre, jeune dieu issu à la fois par filiation directe et par stratégie matrimoniale de l'Olympe des intellocrates, décrète ce qu'il est légitime de penser sur à peu près tous les faits d'actualité. On est dans un conservatisme engageant. A la colère de l'héritier dépossédé de tout capital symbolique succède la prétention tranquille et suave des nouveaux maîtres du culturo-mondain et de ses dispositifs médiatiques.

Le sentencieux bellâtre plastronnait de bon cœur, naguère, lorsqu'il officiait à la patrimoniale France-Culture; le voici désormais obligé d'en rabattre un peu, pour gratifier le marché captif d'auditeurs d'une Anne Roumanoff ou d'une Alexandra Sublet (déjà fidélisés, avant elles, par les Ruquier et autre Hanouna). Point donc de logorrhée flûtée ni de pédantisme excessif chez notre Monsieur Ganymède, éternelle veste et chemise noire sur fond bleu europe. Juste une rhétorique élégante, parsemée de références littéraires accessibles et articulée à un canevas convenu. Son affable comparse radiophonique, le journaliste demi-portion Thomas Sotto se charge d'annoncer le sujet du jour, en lisant une question préparée. Puis, il a pour consigne de relancer le philosophe, sur un ton faussement naïf, mutin ou polémique. Et le céleste Raphaël (imberbe ou barbu, au choix), de rebonds en rebonds, amusé et complice, finit par porter l'estocade finale, en deux temps trois mouvements sophistiques. Nous voilà éclairés.

Sa morale de l'info ? C'est par exemple considérer, comme l'ensemble des belles âmes néo-féministes des deux sexes, que le concours de Miss France, fondé sur le seul culte de l'apparence, constitue un spectacle sexiste, dégradant, attentatoire à la richesse intérieure. C'est traiter, à l'instar des prescripteurs d'opinion quasi-unanimes, Ségolène Royal de nigaude, qui a osé faire l'éloge de l'effroyable tyran tropical Fidel Castro. C'est réfuter vertement, contre Onfray (mais avec Bruckner), que les crimes de Daesh puissent être liés à la politique impérialiste occidentale dans le Moyen-Orient. C'est affirmer que Donald Trump est l'élu d'un peuple autoproclamé contre des élites imaginaires. C'est mettre Hitler, Poutine et les salafistes dans le même sac. C'est accuser les partisans du Brexit (et ceux qui ont voté non au référendum de 2005) d'être des irresponsables qui se dédouanent à l'avance des conséquences de leur choix. Et ainsi de suite. Afin de conférer de l'épaisseur à ses démonstrations, Saint Camus, assurément moins foutraque que Saint-Granier, est régulièrement convoqué au titre de juge de paix et de maître en lucidité guindée; Cioran et Nietzsche aussi, qui permettent d'enrober de grandiloquence bluffeuse propos creux et fadaises; Proust, enfin et toujours - ils ont fait équipe, père et fils, pour rédiger les entrées du dictionnaire amoureux de leur commune addiction salonnarde.

Mais le pic de l'audimat est atteint quand le philosophe formule le condensé de son exercice intellectuel matinal. Ses conclusions, en forme d'aphorismes, de maximes, de paradoxes, instaurent l'apothéose de ces cent quatre-vingt secondes de joute intense. Florilège. "Le diable se cache dans les détails", "Le problème est le feu, pas l'huile", "Si Dieu existe, alors il est impuissant", "La loi n'est pas le contraire de la liberté", "Tous les chemins mènent à Munich", "Nier la douleur, c'est plaider contre la vie", "Vaincre le terrorisme impose de remplacer la vengeance par la justice", "Le refus de l'autre est une haine de soi", "La vérité n'a aucune prise sur le soupçon", "Twitter, c'est l'illusion du débat", "Les grandes questions métaphysiques sont d'abord des choix de vie", "Qu'on l'emporte ou non sur les obstacles, il suffit pour être libre de se battre", "Réussir sa vie est un art", "Ma liberté commence là où commence celle de l'autre", "L'excès de prudence est parfois un risque supérieur à l'audace", "Le sport pourrit l'argent", "Celui qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il le croit", "Il faut savoir se méfier de sa propre méfiance", "On n'a jamais tort de reconnaître qu'on a tort", "Nier la douleur, c'est plaider contre la vie", "Quand on a peur de son ombre, l'ombre s'étend", "L'envers du décor n'est qu'un décor de plus"...

Étonnant ? Non. Les trois minutes superflues de Monsieur Ganymède, en rien subversives, voire absurdes, dans leur intention, se caractérisent par cette cascade de poncifs, de parti-pris et de désinformations, moins affligeants que prévisibles. Pourtant, le message est plébiscité. Ce maniganceur charismatique parvient à transformer le plomb durci de ses adhésions à la doxa en étincelantes pépites pédagogiques, démultipliées à l'infini par les podcast. Projection, identification, vulgarisation, piège-à-cons.

Jadis, on ne se privait pas de brocarder les monologues moralisants de Saint-Granier, lui-même surnommé Saint Ploum-ploum. Hors de question, quel sacrilège, de prendre de semblables privautés avec Enthoven. Tout juste un "Raf" (deux consonnes et une voyelle), familier et affectueux, aide-t-il parfois les personnes présentes dans le studio - Julie, Natacha, Dany et les autres - à redescendre des hautes altitudes vers lesquelles le philosophe les avait hissées. Et de son côté - simplicité oblige - il se fend volontiers à leur endroit d'un "camarades" à tonalité non totalitaire. L'amitié-fiction démonstrative est une figure imposée par l'image de la station, sa vocation. Au travers de son conservatisme engageant, le penseur-maison, on l'a compris, exprime beaucoup plus que les humeurs passagères et impulsives, d'un cabot atrabilaire ou d'un humoriste déjanté : il fournit une cohérence et un formatage, estampillés intelligents, aux opinions fragmentées et erratiques des auditeurs, il aide à "faire société" (sic) autour d'un corpus de valeurs perçues comme éthiques, partageables, il réanime cette adéquation normative à une citoyenneté de proximité, écoresponsable et compassionnelle dont il fait implicitement (ou par défaut) l'éloge. Vous êtes bien sur Europe 1.

Tel est l'ordre moral diffusé par une petite-bourgeoisie intellectuelle postmarxiste, désormais dépositaire de positions statutaires et de privilèges économiques durement acquis, aléatoires, qu'elle tient à pérenniser. Outre la gourmandise des jetsetteuses. Alors les clercs composent, ils mettent leur formation humaniste universitaire à la disposition des tendances lourdes de l'idéologie et des évolutions sociétales. Leur conservatisme irradie autant par l'audace que par l'indignation, les deux s'engendrant réciproquement. Un manichéisme à front renversé. Où sont évacués du champ médiatico-politique les dégâts sociaux et géostratégiques de la pratique libérale, au profit de ses attrayants corrélats, les notions de respect, de dignité, de diversité, d'ouverture, de liberté des mœurs, posés, de surcroit, comme des conquêtes civilisationnelles menacées. S'installent le temps immobile de la fausse conscience et des petits débats audiovisuels. Citons à nouveau - un plaisir trop rare - Robert Mugabe, qui ramasse en une fine parabole ce renoncement crépusculaire à penser le monde en terme de totalité dialectique : "C'est dur d'ensorceler une fille africaine de nos jours. Chaque fois que tu amènes un bout de ses cheveux chez le sorcier, c'est une brésilienne innocente qui devient folle, ou alors une usine en Chine qui prend feu".

Il y avait eu les chiens de garde (anciens et nouveaux), les intellectuels organiques, les idiots utiles du capitalisme, les gauchistes et supplétifs de tous poils. Mais parmi ces différents spécimens, même les plus serviles, même les plus égarés, l'exigence et le goût du raisonnement, la volonté rageuse d'avoir raison, primaient encore sur le reste. Est venue l'heure des auto-entrepreneurs opportunistes, des sorciers cathodiques dont le savoir enjôleur, machine à sous rétribuée à la minute, est tout entier au service d'un enfumage proprement crapuleux.

"Se vanter d'avoir des couilles, c'est avoir des doutes à ce sujet", énonce le bankable Monsieur Ganymède, entre autres chutes vertigineuses. Excellent. Et si on lui suggérait, en guise de safari philosophique, et avec la bénédiction de Kery James, d'aller cachetonner durant la saison sèche à la radio zimbabwéenne, pour y développer cette proposition ?

François de Negroni


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